Surréaliste Salon de l’Agriculture
Comment s’étonner du divorce croissant entre les agriculteurs et l’opinion publique quand le Salon de l’agriculture s’emploie chaque année à ne surtout pas parler des techniques agricoles modernes? Il serait temps que les agriculteurs cessent de cacher leur moissonneuse-batteuse dernier cri derrière les animaux du concours général agricole...
L’an dernier, 700.000 visiteurs ont parcouru les allées de «la plus grande ferme du monde», le Salon de l'agriculture de la Porte de Versailles. Un succès populaire qui devrait se confirmer une fois encore en 2015. Comme chaque année, la dernière semaine de février, les familles retrouveront le décor immuable d’un Salon fidèle à sa réputation et attaché à ses rituels. Bains de foule au milieu des chèvres, des vaches et des cochons un peu perdus quelque part dans ce grand Parc des Expositions, dégustation des fromages et des vins de région, avalanche de photos avec le brave paysan venu de la «France profonde» pour l’occasion: les ingrédients seront encore les mêmes pour une recette qui semble fonctionner.
Le Salon capitalise sur une image sympathique et bon enfant, celle d’un événement emblématique et médiatique. Une image surréaliste aussi, à mille lieux de l’agriculture moderne. Malgré la petite visite traditionnelle du Président de la République et de l’ensemble de la classe politique, le Salon met un point d’honneur à maintenir ce décalage surréaliste entre la vision d’une ruralité devenue marginale et les réalités d’un monde agricole qui a pris un virage technologique impressionnant.
Certes, les organisateurs du Salon n’en sont pas totalement inconscients. Ils ont choisi à juste titre le thème de «L’agriculture en mouvement» pour cette édition 2015 afin de promouvoir les techniques scientifiques modernes utilisées par la profession. Mais à l’évidence, le choix du thème n’est qu’une formalité vite expédiée. Sur le site internet de l’événement, on retrouve, à côté de ce thème, des rubriques telles que «J’aime les animaux», «Bar et cave à vin», «Produits du terroir», «Concours général agricole»… Sans compter que, cette année encore, l’espace réservé aux animaux va augmenter.
Une image quasiment intemporelle… Pourtant, l’agriculture a fait de gigantesques progrès. Et quoi qu’en disent ses détracteurs, elle ne se limite pas au débat sur l’utilisation des engrais ou le développement des OGM. Qui le dira si les agriculteurs n’en sont pas eux-mêmes convaincus, s’ils sont tétanisés, complexés au point de se réfugier derrière une façade surannée?
En l’espace de quelques années, les agriculteurs sont passés d’une agriculture traditionnelle à une agriculture intensive puis à une agriculture de très grande précision. Grâce à des systèmes de guidage par satellite, on ne conduit plus un tracteur comme hier. Grâce aux systèmes d’information, on ne trait plus une vache aujourd’hui comme on le faisait encore dans les années 1990.
Plus décisif, le recours aux modélisations mathématiques pour optimiser l’exploitation d’un champ, l’importance de la biologie moléculaire, de la lutte intégrée et de la sélection végétale pour protéger les écosystèmes face aux menaces, ou de la génétique moderne pour mieux comprendre la physiologie d’un animal, l’architecture des réseaux d’irrigation qui permettent aujourd’hui de cultiver du blé presque n’importe où, jusque dans le désert… Et que dire des progrès qui ont été accomplis pour économiser l’eau, améliorer le bien-être animal, concevoir des produits plus adaptés à la demande et aux contraintes de la vie moderne? Oui, ce sont ces réalités-là qu’il faudrait oser mettre en valeur, car tous ces aspects sont maintenant au coeur de la profession d’agriculteur ou d’éleveur dans les pays développés.
Du reste, c’est par la maîtrise de ces bouleversements que notre production agricole reste la première de l’Union européenne, à hauteur de 18%, assez loin devant l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie, qu’on situe à environ 12%. La France est un des pays affichant les plus hauts niveaux de productivité par tête et de rendements céréaliers du monde, avec les Etats-Unis, l’Australie et le Brésil. Notre secteur agroalimentaire reste compétitif à l’international avec une balance commerciale excédentaire depuis les années 1970, y compris durant ces dernières années marquées par la crise.
Alors, comment s’expliquer que le Salon de l’Agriculture ne rende pas plus visibles les avancées technologiques et les machines innovantes qui ont permis ces résultats? Cela ferait sans aucun doute la joie des enfants et probablement de leurs parents, au même titre que la douceur de la laine d’un mouton ou le goût d’un saucisson local.
Le pari mérite donc d’être relevé car il s’agit là d’une aventure scientifique et humaine formidable. Malheureusement, l’opinion ne s’en rend pas toujours compte et reste méfiante face à la technologie agricole, entre les controverses éthiques autour des OGM et les dérives de quelques grandes multinationales impliquées dans la «Révolution Verte». Mais comment lui en vouloir si le Salon, qui est l’unique occasion de célébrer l’agriculture en France, ne remplit pas sa mission d’éducation et d’information, comme le fait par exemple le Mondial de l’agriculture et de l’élevage de la SIMA, hélas trop méconnu?
Une telle ambition est loin d’être inaccessible. Les responsables du Salon craignent peut-être un déficit d’audience en bousculant leur stratégie, mais ils ne devraient pas se montrer si frileux. Aux États-Unis, le Musée des sciences et de l’industrie de Chicago connaît un succès remarquable, précisément pour sa capacité à proposer des expériences concrètes et ludiques à un public familial, dans un univers agricole revisité, et qui révèlent les prouesses parfois incroyables dont nos systèmes productifs actuels font preuve au quotidien.
En France, l’agriculture ne connaît qu’une semaine de gloire médiatique. Quand le Salon ferme ses portes, son capital sympathie s’effondre et elle redevient la cible des attaques menées par des organisations environnementales, qui n’hésitent pas à forcer le trait en toutes circonstances. Comment s’étonner de cette situation dès lors que la seule institution qui prétend incarner notre agriculture est à ce point figée dans l’immobilisme et le passé?
Précision: l’auteur ne méconnaît pas la difficulté qui existe aujourd’hui à s’exprimer sur le sujet de l’agriculture moderne. Quelque peu résigné par avance, il s’attend à recevoir une multitude d'avis indignés sur «les méfaits de l’agriculture intensive». Prévenant par avance tout procès d’intention, il tient à préciser qu’il n’est ni rémunéré par une organisation agricole, privée ou syndicale, ni militant d’une cause politique s’en rapprochant mais simplement passionné par le monde complexe et ô combien passionnant de l'agriculture.