L’avenir du politiquement correct, c’est le populisme !
Paru dans iPhilo le 22/09/2016 | par André Comte-Sponville
Dans le cadre des rencontres de l’Institut Diderot, les philosophes André Comte-Sponville et Dominique Lecourt débattaient en décembre 2015 de l’avenir du politiquement correct lors d’une conférence animée par Alexis Feertchak.
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Ma thèse tient en une phrase : l’avenir du politiquement correct, c’est le populisme. On le voit avec le succès du Front national aux dernières élections régionales, qui est en partie le résultat de plusieurs décennies de politiquement correct. J’en ai proposé, dans mon Dictionnaire philosophique, la définition suivante :
« Un type de ridicule ou de tyrannie, qui interdit de dire ce qu’on croit vrai quand cette vérité semble contraire à ce qu’on voudrait qu’elle soit ou à ce qui serait, aux yeux de la pensée dominante, moralement ou politiquement souhaitable. C’est confondre le réel et le bien, la vérité et la valeur, au bénéfice de ces derniers. C’est moins la voix de la majorité que celle des élites réelles ou prétendues. Moins une langue de bois, contrairement à ce qu’on dit parfois, qu’une langue de coton – matériau plus doux, comme chacun sait, mais presque aussi difficile à avaler ! L’expression, calquée de l’américain (political correctness), ne se dit en français que péjorativement. Le politiquement correct est une espèce de police ou d’autocensure, qui pèse sur les discours : on s’interdit toute expression qui pourrait choquer ou blesser, surtout lorsqu’elle porte sur une minorité, on fait preuve en tout de tolérance (sauf contre les intolérants, ou supposés tels), on euphémise, on édulcore, on relativise… C’est mettre la bien-pensance plus haut que la liberté de l’esprit, les bons sentiments plus haut que la lucidité, la prudence plus haut que la sincérité. Par exemple, il est politiquement correct, dans nos pays, de dire que les islamistes n’ont rien compris à l’islam, qui est une religion de paix, de tolérance et d’amour. Que cela soit souhaitable, j’en suis évidemment d’accord. Mais est-ce vrai ? Pourquoi faudrait-il penser que tel islamiste radical, qui connaît le Coran par cœur, ou peu s’en faut, l’a moins bien compris que nos politiques, qui n’en ont lu que quelques citations, prudemment choisies (pour d’excellentes raisons morales : c’est le principe même du politiquement correct), dans des journaux bien-pensants ? » [
Le politiquement correct est ridicule, au sens que Pascal donnait à ce terme : il y a ridicule lorsqu’il y a confusion des ordres – ici, entre ce qui relève de la vérité et ce qui relève du bien. Pascal parlait aussi de tyrannie lorsque ce ridicule se trouve au pouvoir. En ce sens, le politiquement correct est non seulement ridicule, mais il est tyrannique : c’est la tyrannie des bons sentiments, de la morale qui prétend s’appliquer hors de son ordre. Le politiquement correct, toutefois, n’est pas l’expression de la majorité. C’est l’un de ses paradoxes. Le politiquement correct relève de la pensée dominante, mais celle-ci est le fait d’une ou de plusieurs minorités qui ont réussi à s’imposer, notamment dans les médias. Le politiquement correct, pour le dire autrement, ce n’est pas la doxa, l’opinion courante, mais la paradoxa dominante, le contraire de ce que pense la majorité, érigé en position dominante.
Les exemples de politiquement corrects sont légion. Guy Bedos, dans un de ses sketches, disait : « On ne dit plus “un aveugle”, on dit “un malvoyant”. On ne dit plus “un sourd”, on dit “un malentendant”. Bientôt on ne dira plus : “c’est un con” mais “c’est un malcomprenant” ». L’euphémisation est caractéristique du politiquement correct. Certes, les changements de terme sont parfois légitimes : il est heureux, étant donné son histoire, que le mot « nègre » soit remplacé par « noir », même si les deux termes sont synonymes (je remarque d’ailleurs que le politiquement correct nous pousse de nos jours à dire « black » plutôt que « noir », ou « gay » au lieu d’homosexuel : le politiquement correct parle souvent le franglais). En raison de cette tendance à l’euphémisation, on ne dit plus « handicapé », mais « personne handicapée », afin de ne pas réduire la personne à son handicap, et même « personne en situation de handicap », pour suggérer que la personne n’est pas toujours victime de son handicap, par exemple dans le cas d’un paraplégique qui travaillerait assis à son bureau. Certains ne disent même plus « personne en situation de handicap », mais « personne différente ». Un plurihandicapé m’a dit, lors d’un débat, que si tout le monde était comme lui, c’est moi qui passerais pour handicapé. Autrement dit, il n’y a pas de handicap, il n’y a que des différences. Sauf que c’est faux : si tout le monde était comme lui, et si je restais comme je suis, je passerais non pour un handicapé mais pour un mutant, un surdoué. Le handicap n’est pas une différence en général, c’est une différence qui diminue les capacités ou les performances de l’individu en question. On peut bien appeler cela une différence, cela ne change rien au handicap.
Je terminais ma définition du politiquement correct sur la question de l’islam radical, qui est évidemment devenue, depuis les attentats de 2015, plus brûlante encore. J’avoue que je suis fatigué d’entendre constamment répéter : « Il n’y a aucun rapport entre l’islamisme radical et l’islam ; ça n’a rien à voir ! » Si, ça a évidemment à voir ! Tout musulman n’est bien entendu pas un islamiste radical, mais tous les islamistes radicaux sont musulmans. Ça ne peut pas être un hasard ! Nier que l’islamisme radical a un rapport avec l’islam serait aussi absurde que de dire : « Il n’y a aucun rapport entre l’Inquisition et le christianisme, ça n’a rien à voir ! ». Ou que de dire : « Il n’y a aucun rapport entre le stalinisme et le marxisme, ça n’a rien à voir ! » Qui pourrait y croire ? Heureusement que chrétiens et marxistes ont accepté, pour la plupart d’entre eux, d’examiner ce qui, dans le christianisme ou dans le marxisme, avait rendu possibles ces horreurs, pour s’en libérer ! Nous attendons de nos amis démocrates musulmans qu’ils fassent ce travail, un travail d’élaboration critique qui leur permette de comprendre ce qui, dans l’islam et le Coran, rend l’islamisme radical possible. Ce travail-là, personne ne peut le faire à leur place ; mais nous pouvons peut-être les y aider en refusant le cliché politiquement correct selon lequel il n’y a aucun rapport entre l’islam et l’islamisme radical, ce qui est évidemment faux et politiquement néfaste.
André Comte-Sponville, né le 12 mars 1952 à Paris, est un philosophe français. Docteur et agrégé en Philosophie, ancien élève de l'Ecole normale supérieure, il fut maître de conférences à l'Université Panthéon-Sorbonne jusqu'en 1998 et membre du Comité consultatif national d'éthique de 2008 à 2016. Auteur de très nombreux ouvrages, il est lauréat en 1996 du Prix La Bruyère de l'Académie française pour son Petit traité des grandes vertus traduit en 24 langues. Il a dernièrement publié Du tragique au matérialisme (et retour) (éd. PUF, 2015) et C'est chose tendre que la vie (entretiens avec François L'Yvonnet, éd. Albin Michel, 2015).