Trump, disciple de Sun Tzu

Publié le par Alambic City

Trump, disciple de Sun Tzu

Trump, disciple de Sun Tzu

ARMAND LAFERRÈRE

Texte paru dans la revue COMMENTAIRE, N° 168, Hiver 2019-2020

Tous les hommes qui réussissent sont critiqués ; mais le Président Trump est sans doute le plus éminent des hommes dont les adversaires déclarés reconnaissent eux-mêmes qu’ils ne comprennent pas les raisons de leur succès.

L’image la plus souvent présentée du Président est celle d’un pataud brutal, inculte et esclave de ses instincts. Plusieurs de ses déclarations et comportements confirment cette description. Et pourtant cette description du Président américain présente deux difficultés.

La première est qu’elle est difficile à concilier avec un parcours qui l’a conduit à construire une fortune immobilière estimée à plus de trois milliards de dollars, puis à la reconstituer après l’avoir perdue dans une crise immobilière, puis à devenir l’hôte du programme de télévision le plus célèbre des États-Unis, puis à gagner l’investiture du Parti républicain contre la quasi-totalité de l’appareil, puis à se faire élire Président contre une candidate engagée depuis quarante ans en politique et soutenue par l’appareil politique le mieux financé du monde.

La seconde est que l’explication de Trump par la bêtise et l’impulsivité n’a jamais permis de faire aucune prédiction correcte. À plusieurs reprises (face à la Corée du Nord, puis à l’Iran), les commentateurs ont mis en garde contre le risque de guerre que ferait peser sur le monde un dirigeant bas de plafond, pour voir le Président choisir la voie du dialogue dans le premier cas, de pressions exclusivement économiques dans le second. Plusieurs des annonces les plus spectaculaires de Trump – la construction d’un mur à la frontière mexicaine, le déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem – étaient décrites comme des promesses creuses. Trump ne comprenait pas la complexité de la situation et ne saurait pas surmonter les résistances bureaucratiques. Deux ans plus tard, l’ambassade était installée à Talpiot et les kilomètres de mur s’ajoutaient aux kilomètres.

Comprendre Trump exige de trouver une explication qui rende compte à la fois de ses éclats de langage, de ses bizarreries, de ses succès et de ses décisions les moins prévues. Heureusement, le Président lui-même a fourni un indice par le choix des rares auteurs qu’il cite. L’homme n’a probablement pas une très vaste culture, mais il a quelques auteurs de référence. À plusieurs reprises, dans ses ouvrages comme dans ses tweets, Trump a cité le stratège chinois Sun Tzu, qu’il a certainement étudié au lycée militaire où il était élève, peut-être aussi à l’école de commerce de Wharton. L’analyse des actions du Président à la lumière des principes de maître Sun en fournit une explication plus complète et plus prédictive que les autres cadres d’explication développés à ce jour.

Une éthique de l’affrontement et de la duplicité

L’Art de la guerre est attribué au stratège Sun Wu, dit Maître Sun ou Sun Tzu, qui fut le conseiller militaire du prince de Wu à la charnière des sixième et cinquième siècles avant l’ère commune. Sa rédaction, cependant, se prolongea pendant plusieurs siècles après la mort du général. Dans sa forme définitive, il est moins la voix d’un homme qu’un résumé des principes de sagesse militaire de toute une classe : celle des généraux des États combattants, avant la première unification de la Chine par les Qin en l’an 221 avant l’ère commune.

L’Art de la guerre ne s’embarrasse ni de condamnations, ni de justifications de la violence militaire. Il ne disserte pas non plus sur les liens entre la guerre et la politique. Cette distinction même n’y a pas vraiment de sens. Pour Sun Tzu, la guerre est la réalité primordiale ; la politique n’est que sa continuation par d’autres moyens. L’art de la victoire n’y réside pas principalement dans la capacité à entraîner les troupes, à les approvisionner, à les placer et à les commander. Maître Sun fait de nombreuses observations sur ces sujets, mais elles ne sont pas le cœur de son propos. Pour lui, tout est guerre, mais la guerre ne se gagne pas principalement sur le champ de bataille. Le secret de la victoire peut se résumer en deux phrases : connaître la situation en profondeur et tromper constamment l’ennemi sur ses intentions.

Sur le premier point, Sun Tzu fournit une célèbre grille d’analyse de la situation militaire. Le général devra connaître :

– la Voie (), c’est-à-dire les grands principes qui unissent un peuple de la base au sommet, ses valeurs et le sens de sa mission ;

 – les Tendances (), c’est-à-dire les désirs et dégoûts collectifs qui prévalent à un moment donné ;

– le Terrain () où aura lieu l’affrontement, dans le détail de sa configuration, de sa logistique pour chaque camp et de ses effets possibles sur les soldats ;

 – les Commandants () chargés de la bataille, dans le détail de leur caractère et de leurs faiblesses ;

– les Méthodes () qui recouvrent les règles appliquées au sein de l’armée et la gestion des officiers et des dépenses.

Ce cadre d’analyse permet de comparer les forces des deux armées et de décider s’il faut ou non livrer bataille.

À l’intérieur de ce cadre, Sun Tzu insiste sur l’importance de créer ce que l’on appellerait aujourd’hui un déséquilibre d’information avec l’ennemi. Il faut comprendre parfaitement le camp adverse et faire en sorte que les commandants ennemis ne vous comprennent pas. Cela passe notamment par l’utilisation systématique d’espions ; les véritables espions seront protégés en sacrifiant ceux, plus visibles, que l’ennemi pourrait identifier. Le général devra par ailleurs diffuser des informations fausses sur sa propre stratégie, introduire de la confusion dans l’esprit de l’ennemi et l’inciter habilement à gaspiller ses forces.

Cette éthique de l’affrontement et de la duplicité s’exprime dans des maximes brèves, dont certaines figurent parmi les phrases les plus citées au monde : «Quand tu es fort, parais faible. Quand tu es faible, parais fort» ; «Le général est habile dans l’attaque lorsque son adversaire ne sait pas quoi défendre. Il est habile dans la défense lorsque son adversaire ne sait pas quoi attaquer» ; «Le sommet du talent est de savoir vaincre l’ennemi sans combattre».

Une campagne électorale inspirée par Maître Sun

Avec le recul, la stratégie du candidat Donald Trump, entre le lancement de sa campagne présidentielle le 15 juin 2015 à New York et sa victoire le 8 novembre 2016, reposait sur deux principaux piliers.

Du point de vue stratégique, l’utilisation systématique d’un thème que les deux grands partis américains ont successivement adopté : celui de l’appel aux oubliés de la modernisation et aux exclus du discours dominant, ce que le Président Roosevelt avait appelé «l’homme oublié au bas de la pyramide économique». Pour Trump, après la désindustrialisation et la crise financière des vingt années précédentes, cet appel au populisme se traduisait par un programme protectionniste. Moins d’importations pour protéger les emplois industriels et agricoles menacés par la concurrence ; moins d’immigration pour préserver les revenus des Américains les moins qualifiés.

Du point de vue tactique, son plan de bataille reposait sur la mobilisation d’électeurs mécontents dans les anciens États industriels du Middle West et du Nord-Est, qu’Obama avait remportés de peu en 2012 : Wisconsin, Michigan, Ohio, Pennsylvanie. Un logiciel de suivi des débats sur Internet, géré par une équipe dirigée par le gendre du candidat, Jared Kushner, permettait d’affiner les discours de Trump et de lui recommander les endroits cruciaux où il devait prendre la parole.

Ces deux grands axes sont manifestes avec le recul, mais ils n’ont jamais provoqué de réplique de la part des démocrates dans la campagne de leur candidate. À aucun moment, un discours n’a été construit contre les effets pervers du protectionnisme – les démocrates se contentant d’essayer de le décrire comme une variante du racisme, sans parvenir à en convaincre les électeurs hésitants. La candidate démocrate n’a jamais compris l’importance tactique de l’effort sur les États du Nord Est, ni cherché à adapter son discours aux oubliés de la modernisation.

En plus de l’arrogance toujours possible chez ceux qui croient avoir vaincu d’avance, la principale raison de cette négligence démocrate réside dans l’effort systématique du candidat républicain pour détourner l’attention de son plan de bataille.

Pendant que la direction effective de la campagne était assurée par Jared Kushner, l’attention de l’adversaire était détournée par les affres des directeurs de campagne successifs en titre, Corey Lewandowski et Paul Manafort, qui donnaient une impression de chaos et de corruption propre à rassurer le camp démocrate sur ses chances de succès.

Pendant que Trump construisait progressivement une base de soutien populiste et protectionniste motivée dans les États clefs, les démocrates concentraient leurs attaques sur la personnalité du candidat. On mettait en doute le montant réel de sa fortune, comme si cela pouvait influencer les électeurs. Ses déclarations étaient détournées pour le faire apparaître raciste, sexiste ou méprisant envers les handicapés. Une attention démesurée était apportée à son teint de peau – une étrange couleur orange, qu’il n’avait pas avant la campagne et qu’il perdit immédiatement après son élection, comme s’il avait délibérément cherché à détourner l’attention de l’adversaire sur des points sans importance. Le résultat net de cette tactique fut de laisser les idées du candidat républicain – le protectionnisme, le populisme – sans aucune contradiction et de leur permettre de se répandre dans l’électorat.

Le 8 novembre au soir, un Parti démocrate en état de choc se rendit brutalement compte que ses efforts avaient systématiquement porté sur la mauvaise cible. Ils avaient attaqué l’homme pendant que ses idées se diffusaient. Ils avaient mobilisé les gagnants de la modernisation au lieu de chercher à se concilier « l’homme oublié ». Ils avaient renforcé leur avantage dans les zones côtières développées et sophistiquées qu’ils détenaient déjà – ce qui ne procure aucun avantage dans un vote par grands électeurs – et abandonné à leur adversaire les États marginaux qui sont la clef du succès.

En un mot, ils s’étaient laissé vaincre par un adversaire dont les cartes initiales n’étaient sans doute pas favorables, mais qui avait appliqué à la lettre les principes de combat de Maître Sun : «La guerre est la voie de la ruse. Lorsque tu es capable, semble incapable. Lorsque tu déploies des soldats, semble ne pas les déployer.»

Après avoir ainsi dirigé les démocrates contre de fausses cibles, le Président Trump parvint aussi, toujours selon les principes du vieux maître, à les troubler sur la question de savoir quoi défendre.

Collusion russe : un coup de maître tactique

Une part importante de la tactique démocrate, en fin de campagne, reposait sur la construction d’accusations de collusion entre Trump et la Russie de Poutine. Un rapport, payé par la campagne Clinton et le Parti démocrate, fut commandé pendant l’été 2016 à l’entreprise Fusion GPS. L’entreprise en confia la réalisation à un ancien espion britannique, Christopher Steele, qui construisit de bric et de broc un tissu d’accusations sans sources, sans détails et sans preuves(1).

Le «rapport Steele» était si peu convaincant que l’ensemble de la presse américaine, même démocrate, refusa de le publier avant l’élection. Mais il fut utilisé par l’administration démocrate pour obtenir en octobre 2016 d’une cour spécialisée, la Cour de surveillance du renseignement étranger (dite Cour FISA), l’autorisation de procéder à des écoutes téléphoniques contre Carter Page, un membre important de la campagne de Trump.

Cet effort démocrate commençait mal. La qualité déplorable du rapport et l’absence de toute preuve résultant des écoutes contre Page le condamnait à l’avance. En outre, Trump était informé en temps réel des intrigues démocrates, notamment grâce à son conseiller militaire, le général Michael Flynn, un ancien directeur du renseignement militaire licencié par le Président Obama en 2014.

Un autre dirigeant aurait immédiatement dénoncé les agissements démocrates pour ridiculiser l’adversaire. Mais cela aurait donné aux démocrates l’occasion de compter leurs pertes, de changer de tactique et de repartir à l’assaut.

En un impressionnant coup de maître, Trump préféra l’approche inverse, suggérée vingt-six siècles plus tôt par Maître Sun : «Si tu as le talent de mobiliser l’ennemi, montre-toi pour qu’il vienne à ta poursuite, mobilise-le en lui donnant quelque chose qu’il devra prendre. Puis attends-le avec tes soldats.» Il choisit de donner le plus d’espoir possible aux tentatives démocrates et le plus de temps possible avant de voir ces tentatives échouer, emportant avec elle des années d’énergie gaspillée et d’espoirs perdus.

Pendant plus de deux ans, de la publication du rapport Steele (qui eut finalement lieu en janvier 2017) jusqu’à la publication des conclusions du procureur spécial Robert Mueller en mai 2019, des millions de démocrates et d’observateurs étrangers attendaient chaque jour que, d’un moment à l’autre, la preuve définitive d’une collusion entre la Russie de Poutine et le candidat Trump fût apportée, suivie par la destitution ignominieuse du Président et, si possible, par son incarcération.

Trump, pour sa part, avait un comportement inexplicable pour la plupart des analystes. Il entretenait les suspicions par des déclarations dithyrambiques sur Poutine et la grande amitié à venir entre les deux pays. Pourtant, il adoptait en même temps une série de sanctions contre la Russie en réaction aux cyberattaques et aux actes d’espionnage. Il autorisait la vente d’armes à l’Ukraine, ce que le Président Obama avait toujours refusé. Et il n’hésitait pas – contrairement à Obama – à attaquer en Syrie les troupes des alliés des Russes.

Trump était, par ailleurs, remarquablement conciliant face à l’enquête du procureur spécial Robert Mueller, nommé en mai 2017 sur la suggestion du Président lui-même pour enquêter sur la collusion entre sa campagne électorale et la Russie. Cette enquête souffrait de conflits d’intérêt manifestes, employant exclusivement des enquêteurs politiquement engagés du côté démocrate et souvent proches des entourages de Clinton et Obama. Trump ne chercha jamais à tirer parti de ces conflits d’intérêt. Alors que l’enquête se prolongeait interminablement, il résista toujours à ceux qui lui suggéraient d’exercer son pouvoir d’y mettre fin.

La raison de l’ensemble de ces comportements devint claire lorsque Robert Mueller mit fin à son enquête en mai 2019, puis vint témoigner devant le Congrès deux mois plus tard. Au lieu du justicier que les démocrates attendaient pour les délivrer de l’homme orange apparut un vieillard affaibli, ignorant les conclusions de son propre rapport, manifestement en train de perdre ses moyens. Les conclusions que ses collaborateurs avaient fini par être contraints de lui dicter disaient, en termes clairs, qu’aucun indice de collusion n’avait été identifié.

Le grand espoir des démocrates s’effondrait. Cette perte était accentuée par l’énergie et les discours gaspillés depuis deux ans, qui fournissaient à la future campagne pour la réélection de Trump de précieuses images de tous les candidats possibles prédisant avec certitude la chute prochaine du Président et leur certitude de sa culpabilité. En un coup de maître qui aurait probablement suscité l’approbation paternelle du général Sun, Trump avait gagné le combat de la collusion russe du seul fait qu’il avait refusé de l’engager.

Par la suite, ce modèle dans lequel l’opposition démocrate, croyant avoir une victoire facile, y engage de l’énergie et de la crédibilité, puis voit ses plans s’effondrer et son image se dégrader, est devenu une constante de la vie politique américaine. Scandale après scandale imaginaire – d’anciennes agressions sexuelles, la rémunération d’une maîtresse par son avocat, un chantage à l’aide militaire contre l’Ukraine – sont portés à bout de bras par les démocrates et leur presse, présentés comme le signe de la fin imminente de l’ère Trump, puis échouent l’un après l’autre.

Si cela ne s’était produit qu’une fois, cela pourrait être dû au hasard. Mais, lorsque la même séquence d’événements se reproduit systématiquement et donne toujours le même résultat, c’est qu’il existe un plan. Dans toutes ces affaires, le Président, au lieu de mettre en avant dès le début une défense convaincante, commence par donner à ses adversaires l’espoir de l’abattre. Ce n’est qu’après qu’ils ont investi leurs ressources et leur réputation que la vérité qui exonère Trump est publiée. En entraînant délibérément ses ennemis à l’erreur, Trump applique les leçons de son ancien maître : «Utilise la perspective d’un gain pour attirer l’ennemi […]. S’il est colérique, provoque-le. S’il est humble, éveille sa fierté. S’il est calme, épuise-le. Si ses forces sont loyales, divise-les. Attaque-le là où il n’est pas préparé ; avance là où il ne t’attend pas.»

Politique étrangère : une approche globale des conflits

L’influence de maître Sun se retrouve aussi dans la politique extérieure du Président Trump. Celle-ci peut se caractériser par une double rupture avec celle de ses prédécesseurs, en particulier avec les Présidents Bush et Obama.

La rupture la plus fondamentale – qui n’a pas de véritable précédent depuis la Seconde Guerre mondiale – est que Trump considère la politique internationale avant tout comme un ensemble de confrontations et non comme une occasion de construire des coopérations.

Obama avait cherché à transformer en coopération, peut-être même en alliance, l’hostilité iranienne. Bush avait envahi l’Irak, mais espérait qu’un Irak libéré de son dictateur se tournerait naturellement vers la démocratie et le rapprochement avec l’Amérique. Tous les Présidents depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ont, à des degrés divers, mis leurs espoirs dans le développement d’un système diplomatique multilatéral qui devait aider à résoudre les conflits.

Trump, au contraire, semble considérer toutes les relations bilatérales comme des conflits où chaque partie cherche à tirer avantage de l’autre et que les États-Unis doivent emporter (à part peut-être les relations avec l’Arabie Saoudite et Israël, deux puissances pour lesquelles le soutien stratégique américain est une nécessité existentielle et qui fournissent en échange un soutien vital à la puissance américaine au Moyen-Orient). Il ne cache pas son hostilité de principe au système onusien et à celui de l’Organisation mondiale du commerce, qu’il voit comme les outils de ses concurrents pour tirer avantage de la richesse et de la naïveté américaines. Il a retiré les États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat, de l’accord sur le nucléaire iranien et du Partenariat transpacifique. Il a réduit l’engagement américain aux Nations unies et a paralysé l’Organisation mondiale du commerce, en la contournant par des actions unilatérales sur les tarifs douaniers et en la sommant de cesser de donner aux pays riches d’Asie le statut dérogatoire de «pays en développement».

Chacun peut, selon ses préférences idéologiques, attribuer cette approche soit à une courte vue qui rendrait le Président incapable de comprendre les bienfaits du multilatéralisme, soit à une analyse lucide d’un système biaisé en défaveur des États-Unis. En soi, sa vision du monde n’est pas originale. La seule nouveauté est qu’elle soit parvenue au centre du pouvoir alors qu’elle en était exclue depuis plus de soixante-dix ans. La partie la plus innovante de la nouvelle politique étrangère américaine ne réside pas dans ses principes, mais dans ses méthodes.

Il y a en effet une autre rupture dans la politique internationale du Président Trump par rapport à ses prédécesseurs : sa réticence exceptionnelle à engager les forces armées. À part des frappes aériennes sur différentes factions hostiles en Syrie et au Pakistan, l’armée américaine n’a jamais été aussi peu employée que depuis l’entrée en fonctions de l’actuel Président. Les forces ont été réduites en Syrie et en Afghanistan. Même après plusieurs provocations iraniennes dans le golfe Arabo-Persique, l’armée américaine n’a pas lancé l’attaque que beaucoup avaient prédite, se contentant de laisser l’armée de l’air israélienne, ainsi que des commandos israéliens et arabes, détruire les actifs militaires iraniens en Syrie, en Irak et quelquefois en Iran même.

Cette deuxième rupture peut sembler contraire à la première. Un dirigeant porté à la confrontation pourrait être tenté d’utiliser largement tous les outils à sa disposition, y compris la force armée. Le choix de limiter autant que possible ce recours peut en revanche s’expliquer de manière cohérente à la lumière de l’approche d’ensemble des conflits que préconise Maître Sun.

À plusieurs reprises, le général chinois insiste sur le fait que la prudence et la compréhension de toutes les dimensions de la situation jouent un plus grand rôle dans la victoire que la confrontation des armes. «Celui qui veut combattre doit d’abord compter les coûts» ; «Vaincre cent victoires en cent batailles n’est pas le sommet du talent ; soumettre l’ennemi sans combattre est le sommet du talent». Si bataille il doit y avoir, Sun Tzu recommande qu’elle soit massive, soudaine, et qu’elle prenne par surprise un ennemi qui ne s’y attend plus.

L’application de ces principes à la situation iranienne rend sa cohérence à la stratégie de Trump. La République islamique, ravagée par les sanctions, perclue de divisions, ayant perdu sa légitimité dans la population, ruinée par des dépenses militaires que les raids hebdomadaires de l’aviation israélienne rendent vaines, est d’ores et déjà dans une situation qui garantit sa défaite. Une attaque militaire aurait pour les États-Unis un coût financier et politique important et créerait de nouvelles incertitudes. L’objectif de Trump est de vaincre sans combattre, en saignant l’économie iranienne et en entretenant l’hostilité du peuple au régime. Peut-être, si le pouvoir venait à mal calculer le dosage de ses provocations, une attaque américaine finirait-elle par se produire. Mais, si c’était le cas, elle serait beaucoup plus massive que ce qu’attendent les mollahs et viserait des objectifs qu’ils n’auront pas anticipés.

Politique commerciale : la recherche de l’avantage par le chaos

Le rejet par Trump d’une approche coopérative des affaires internationales est particulièrement marqué en matière de politique commerciale.

Trump a rejeté l’héritage du libéralisme commercial classique qui veut que les avantages que l’on peut retirer de la libération des échanges (la baisse des prix, l’affectation plus efficace des ressources) l’emportent toujours sur les inconvénients passagers que le libre échange inflige à une partie de la population. Le Président a lu Ricardo comme tout le monde, mais intègre à son raisonnement deux variables absentes du modèle libéral :

– tout d’abord, l’impact de la taille du marché américain sur les incitations des entreprises. La menace d’être exclu par des droits de douane du premier marché du monde peut inciter les producteurs à installer aux États Unis des moyens de production qu’une analyse purement ricardienne conduirait à installer ailleurs. L’affectation mondiale des ressources en devient certes moins optimale, mais la puissance américaine s’en trouve renforcée ;

– ensuite, le calcul politique. La fin des délocalisations, le rapatriement de capacités de production et le ralentissement de l’immigration améliorent l’emploi et les revenus de «l’homme oublié» – les oubliés et petits employés peu qualifiés, perdants de la mondialisation, qui constituent le cœur de la base électorale trumpienne. Le renversement rapide de la sensation de déclin économique inéluctable que ces catégories sociales subissaient depuis plusieurs décennies crée un enthousiasme politique de masse, auquel les démocrates n’ont aucun enthousiasme contraire à opposer.

Trump s’est donc lancé dans une attaque sur tous les fronts contre les partenaires commerciaux des États-Unis dont les économies sont en croissance – la Chine, l’Inde, le Brésil, le Mexique et même l’Europe – afin de rediriger une partie de cette croissance vers les États Unis.

Cette attaque tous azimuts, essentiellement faite de menaces de droits de douane levées plus tard en échange des garanties d’achats de produits américains, est souvent décrite en Europe comme une rage aveugle qui menace l’économie mondiale. Il est en effet probable qu’elle réduira la croissance, mais cela ne la rend pas irrationnelle pour autant.

Le gouvernement chinois, du reste, n’a jamais partagé l’image européenne d’un Trump primitif et irrationnel. L’attitude des Chinois face au Président américain a été remarquablement analysée dans un article de Mark Leonard, directeur de l’European Council of Foreign Relations(2).

Selon Leonard, le Président américain est vu à Pékin comme un excellent tacticien, qui exerce la plus grande pression possible pour obtenir des concessions puis passe à un autre sujet, tout en cherchant à apaiser les hostilités et à détourner l’attention en déclarant publiquement que tout va bien.  Trump est même prêt à accepter des pertes de court terme pour obtenir une redéfinition d’ensemble de la relation bilatérale la plus importante du monde : une réduction du déficit commercial, une approche plus discrète de la constitution d’un réseau mondial d’influence chinoise et une posture militaire moins agressive en mer du Sud.

La Chine garde l’avantage de long terme dans ces négociations : elle n’est pas handicapée par les mêmes divisions internes que les États-Unis, ni par un système démocratique qui conduira un jour l’Amérique à sacrifier l’héritage de Trump à la faveur d’une alternance. Mais à court terme la Chine sait qu’elle doit faire des concessions : l’économie mondiale reste basée sur le dollar, des droits de douane handicapants l’affaibliraient plus que l’Amérique et la puissance militaire américaine est encore nettement supérieure à celle de la Chine.

La Chine assiste donc, sans pouvoir l’empêcher, à la destruction systématique des institutions multilatérales – de l’Organisation mondiale du commerce à l’accord américain de libre-échange (NAFTA) et à l’accord sur le nucléaire iranien. Or, ces institutions limitaient l’exercice de la puissance américaine et offraient un cadre favorable à l’émergence de la superpuissance chinoise qui s’était transformée, sous le couvert de ces institutions, en usine du monde tout en protégeant son marché des importations. Leur disparition menace, au moins à court terme, cette stratégie chinoise et donne aux États-Unis l’occasion de renforcer leur position stratégique par une série de discussions bilatérales qu’ils abordent toutes en position de force, alors que le multilatéralisme les affaiblissait.

En d’autres termes, les analystes chinois observent le chaos créé par la remise en cause américaine des institutions internationales et y voient une mise en œuvre des réflexions de Sun Tzu sur l’avantage que le bon général peut tirer du chaos.

C’est Maître Sun qui avait en effet écrit : «Au milieu de la confusion et du tumulte, nous combattons de manière chaotique mais ne pouvons pas être définis par le désordre […]. L’apparence du chaos est une conséquence de la force.»

Les analystes chinois, qui ont étudié Sun Tzu, voient son influence dans les actions du Président Trump, qui l’a étudié aussi. Les analystes occidentaux, qui ne le connaissent pas, préfèrent voir dans l’action du Président le résultat de l’impulsivité, de l’agressivité et d’une incapacité à l’analyse. Face à un tel contraste, insister sur l’idée que les Occidentaux moins bien informés ont raison et que les Chinois plus au fait des références trumpiennes ont tort serait courir le risque d’un important biais culturel. Cela pourrait aussi conduire à constater que les plus bas de plafond ne sont pas toujours ceux que l’on pense.

ARMAND LAFERRÈRE

(1) Ce rapport est public et peut être consulté à l’adresse suivante : https://www.documentcloud.org/documents/3259984-TrumpIntelligence-Allegations.html.

(2) «The Chinese are wary of Donald Trump’s creative destruction», Financial Times, juillet 2018.

Publié dans Politique

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