Evacuación
Tout commençait bien pourtant autour de cette table ensoleillée de couleurs espagnoles, sur laquelle défilaient les plats les plus appétissants. Il était aux alentours de quatorze heures au restaurant Aristide dans la jolie ville côtière de Garachico, au nord de Tenerife. Les bouches des enfants pleines d'aliments cessaient de se plaindre pour un petit moment, nous laissant ce répit tant appréciable du silence de leur beauté. Lorsqu'en savourant une délicieuse cassolette de fruits de mer, j'avalai par mégarde un piment que je pris pour une crevette. Après avoir averti ma femme de cette fâcheuse erreur de jugement, celle-ci me fit remarquer avec son regard qui ne présumait rien de bon que ce n'était pas ce que j'avais fait de mieux aujourd'hui et qu'il était probable à partir de cet instant que le reste de la journée allait devenir un peu moins tranquille.
Une heure plus tard, je quittai le restaurant un peu rouge. C'était à n'en pas douter le résultat de la complicité de la chaleur des Canaries associée au degré alcoolique du vino tinto, rassurant ma femme par la même occasion que le piment ingurgité par méprise n'était en aucun cas responsable de cet état de fait, elle restait cependant circonspecte. En effet, si mon cerveau aime la cuisine épicée, mon tube digestif semble en revanche nettement moins apprécier l'art culinaire espagnol agrémenté de piment. Portés par l’insouciance collective et le besoin de découverte de l’île, on décidait d’un commun accord de poursuive notre périple vers la ville voisine qui abritait un arbre millénaire. Un quart d’heure plus tard, la cordoba rouge s’engouffrait dans un parking souterrain à la recherche d’une place. Le temps d’éteindre les feux et de poser pieds sur le ciment revêtu d’une épaisse peinture époxy, mon corps se mit subitement en mode danger.
Je me retrouvai alors malgré moi investi d’une mission dont l’objectif prioritaire consista à délivrer un paquet explosif dans les plus brefs délais et dans un lieu non encore localisé. C'est étrange comme certaines situations nous ramènent à l'essentiel, parfois nous rappelant qu'il y a des choses de la vie où les gens sont bien égaux face à des cas les plus embarrassants. Des contextes politiques où l'état d'urgence brusquement déclaré nous oblige à gérer l'essentiel au plus vite. En présence de ce type d’agressions externes, la contemplation cesse brutalement sa place à un plan d’action efficace coordonnant les reflexes de nos défenses naturelles.
Je ne remercierai jamais assez les pouvoirs publics espagnols et leurs facultés visionnaires de la ville d’Icod de los Vinos d'avoir eu cette idée de génie de concevoir des toilettes publiques si prêt de ma place de parking. Regrettant tout de même, par la suite des événements, que l'intendance de ces mêmes services n’est pas prévue, lors de la conception de ce bâtiment d'avant-garde, son approvisionnement en papier hygiénique.
Ces cas concrets, enrichissants, démontrent que notre équilibre peut vite se retrouver déstabilisé dés lors que nos besoins primaires ne sont plus rapidement assouvis. Le bonheur résulterait donc de choses simples comme un accès rapide et sûr aux cabinets et à la présence essentiel d’un rouleau de papier toilette dans des moments inopportuns et de grande solitude. Le plus étonnant c'est que dans ces conjonctures où notre propre sécurité se retrouve menacée, dans le même temps et contradictoirement, le discernement s'amoindrit dans un territoire propice à de nouvelles imprudences. Ainsi le contenu d’un portefeuille et la valeur d'un appareil photo numérique stockant de précieux souvenirs de familles peuvent paraitre tellement superficiels au point de les laisser par négligence sur le toit de la voiture de location. Aussi compréhensif que cela puisse paraître, ma femme me rappelait avec la plus grande condescendance, sur le chemin du retour, que la sécurité de mes enfants, l’appareil photo et l’argent de la semaine ne pouvait en aucun cas passer après la recherche du binôme cuvette à chiotte et papier cul.
On repartait sur les chapeaux de roues comme dans un film d’action américain sans avoir vu le célèbre dragonnier millénaire qui pouvait bien encore attendre un peu notre visite. L’angoisse digestive s’affirmait et une incertitude grandissante nous rappela que le temps nous était compté et que le pire pouvait arriver d’un moment à l’autre. C’est dans les chemins entrelacés et montagneux du retour que ma fille manifesta la plus tendre solidarité envers ma conduite peu glorieuse en décidant de se débarrasser de l’intégralité de son repas de l’après-midi sur son rehausseur.
Arrivés sains et saufs à l’hôtel, j’étais fermement résolu à ne pas me laisser gâcher ces vacances. Je tirai une fois pour toute la chasse d’eau afin de faire disparaitre de mon esprit cette mauvaise histoire qui devait finir dans le tourbillon de l’oubli.