La dernière bonne chauffe
Aujourd'hui coule la dernière bonne chauffe de la campagne de distillation 2010. Cette campagne a débuté début novembre et s'achève ce dimanche 20 mars, ce qui représente quand même presque cinq mois de l'année ! Le quota cognac qui était élevé cette année (9 hl/ha + 0,5 hl/ha de réserve de gestion + les 5hl/ha de réserve climatique) marque donc ma plus longue campagne de distillation.
Si je ne suis pas fâché de laisser mes alambics au repos pour passer aux autres travaux de la vigne, c'est toujours avec un pincement au cœur que j'éteins la distillerie.
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Il va falloir plusieurs jours pour que les cucurbites et le massif se refroidissent complètement et durant la semaine qui suit l'extinction des feux du foyer, je sais déjà par avance que je vais avoir du mal à me faire à cette raison et admettre que c'est bel et bien terminé.
Plus rien ne coulera au porte alcoomètre et le froid peu à peu reprendra sa place dans ce lieu habituellement si chaud. Une odeur de cuivre froid chassera les odeurs d'alcool et de marc chaud.
Lorsque la distillerie au repos se refroidit lentement, un sentiment étrange et ambigu m'envahit entre la liberté retrouvée et l'arrêt brutal de cette mécanique du rythme des horaires.
En effet, mes nuits ne seront plus coupées et je vais pouvoir dormir un peu plus. Je me levais jusqu'alors, à trois heures du matin, pour regagner mes chaudières afin de contrôler le bon déroulement des chauffes et éventuellement tourner la fameuse «vanne de chauffe vin» une fois sur deux. Ensuite je me dirigeais dans la chambre qui touche les alambics pour y dormir. Je ne me relevais qu'à partir de cinq heures et quart pour la charge des chaudières et commencer ma journée.
Depuis 2008, la distillerie est équipée d'automatismes. Ces automates m'ont considérablement allégé le travail de la distillation. Les allures de chauffe, de la mise au courant jusqu'au coulage des têtes, se fait sans nécessiter la présence du distillateur. Ensuite, la conduite de la chauffe de vin et de la bonne chauffe est paramétrée à l'avance en fonction du protocole mis en place tenant compte du volume, du degré du vin et du brouillis. Le réglage des registres des cheminées, que je devais régler auparavant à chaque modification de pression de gaz, s'effectuent désormais simultanément au cours de l'évolution des chauffes. La gestion de l'eau est également automatisée et se traduit par une constante régularité du degré du coulage des différents distillats.
Si pour les regards extérieurs ces changements de modernités s'accompagnent d'une perte poétique de ce lieu de travail, je peux vous affirmer, chaque jour qui passe, que l'eau de vie qui en résulte n'en est que meilleur ! Car là où le bouilleur de cru oublie d'anticiper ou tout simplement ne se trouve pas là au bon moment pour modifier son feu ou le débit de coulage de l'eau de refroidissement, l'automate quant à lui, même s'il n'est pas infaillible, fonctionne en permanence et ne déserte pas les lieux.
Ces appareils toujours plus sophistiqués et fiables soulagent les distillateurs et réduisent leurs temps de présence dans la distillerie leur permettant ainsi de se consacrer à d'autres tâches sur leur domaine. Le succès d'une bonne distillation repose principalement sur la régularité, le rythme de croisière des chauffes (ce qui n'exclut pas que plusieurs méthodes peuvent être conduites). Mais le distillateur-bouilleur de cru doit toujours avoir à l'esprit que tout dépend d'abord de la qualité de la matière première qu'il met en chaudière. Un bon distillateur-bouilleur de crus (qui distille sa production) est avant toute chose un bon vigneron, un bon viticulteur...
L'objectif majeur de ce métier, comme tout métier de la terre, c'est d'obtenir un fruit le plus sain possible (dépourvu de pourriture). C'est le fruit du raisin qui restituera le millésime de par l'ensoleillement et la quantité d'eau dont il a bénéficié. Pour obtenir une bonne eau de vie, le viticulteur vigilant sur sa culture, en grande partie dépendant et impuissant du résultat de sa récolte doit ramasser des raisins acides. L'acidité des vins aptes à l'obtention du cognac est l'un des paramètres principaux. La conservation des vins bruts, dépourvus de conservateur tel que le souffre mais chargés en gaz carbonique naturel (issu de la fermentation alcoolique) est la composante fondamentale qui garantira sa stabilité et sa fraicheur. Les arômes du cognac dépendent du potentiel aromatique des vins qui varient en fonction des années.
Le distillateur doit conduire ses chauffes en tenant compte de la qualité de ses vins ainsi que de leurs évolutions à mesure que la campagne de distillation avance dans le temps.
Une dégustation régulière est donc nécessaire pour connaître la qualité des eaux de vies obtenues et pour y apporter d'éventuels réajustements en fonction de l'objectif recherché. Les eaux de vies qui seront achetées plus tard par les négociants doivent répondre à leurs cahiers des charges.
Si notre métier est qualifié d'industriel (ce qui ne me gène nullement si le produit est apprécié !), ce qui est sûr c'est que d'une distillerie à une autre, d'un distillateur à un autre c'est autant d'eaux de vies différentes qui en ressortent. Les alambics, les méthodes de distillation et les terroirs offrent des eaux de vies très variées, ce qui m'amène à dire que si notre production est industrielle, elle n'en demeure pas moins menée par des artisans bouilleurs de crus aux techniques différentes.