Produits agricoles et toxicité alimentaire
Par Léon Guéguen
L’agriculture rend-elle vraiment notre assiette toxique ?
SPS n° 297, juillet 2011
La présente mise au point ne concerne pas les contaminations microbiennes, qui viennent de faire l’actualité, et qui ne sont pas non plus imputables à l’agriculture intensive.
Léon Guéguen est directeur de recherches honoraire de l’Inra, membre de l’Académie d’agriculture de France. Il est également membre du comité de parrainage scientifique de l’AFIS.
Les consommateurs sont de plus en plus confrontés à une surenchère médiatique de livres, films documentaires et interviews de « spécialistes », toujours les mêmes, qui leur assènent leurs croyances et leurs certitudes, sans contestation possible, sur la toxicité des aliments et sur la responsabilité des méthodes de production agricole. Du Livre noir de l’agriculture à Notre poison quotidien en passant par Nos enfants nous accuseront et les Menus toxiques, tout est bon pour faire endosser par l’agriculture intensive dite conventionnelle, bouc émissaire attitré, la prétendue incidence croissante de diverses maladies et notamment des cancers. Et pourtant l’espérance de vie, à tout âge et en meilleure santé, ne cesse de croître (3 mois par an en France) et, contrairement à ce qui a été proclamé prématurément et qui semblait réjouir les lanceurs d’alertes, augmente toujours aussi aux États-Unis, selon le dernier rapport américain du National Center for Health Statistics [1].
Les aliments sont dans le collimateur, non pas surtout pour les comportements alimentaires extrêmes ayant indéniablement des effets délétères sur la santé (excès de calories, de lipides saturés, de sel, de sucres ou d’alcool, manque de fibres, végétalisme strict, déficiences ou carences...), mais pour les « résidus chimiques » qu’ils véhiculent. Le meilleur exemple est le rapport [2] récemment publié par l’association « Générations Futures » avec plusieurs partenaires écologistes sur le menu-type (constitué selon les recommandations du Programme national Nutrition-Santé) de l’enfant de 10 ans, révélant la consommation sur une seule journée de 128 « résidus chimiques » provenant de 81 substances différentes. Un message délibérément alarmiste par les grands nombres énoncés (et encore sous-estimés !), surtout pour des enfants. Et pourtant, paradoxalement, ce constat devrait être rassurant puisque la LMR (limite maximale de résidu) n’est presque jamais dépassée (1,5 % des cas).
En effet, tant que la dose limite acceptable n’est pas dépassée, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Les méthodes modernes d’analyse et les appareils de mesure de plus en plus performants permettent de détecter des traces de tout et partout ! Avec le progrès, « le zéro devient de plus en plus petit » (déjà au procès de Marie Besnard [3] l’un des experts s’était fait fort de trouver des traces d’arsenic dans le cuir du fauteuil du juge).
Bien sûr, à défaut d’autre argument, il est de bonne guerre de remettre en cause, et parfois avec un aplomb désarmant, des LMR calculées à partir des DJA (dose journalière admissible) pourtant établies par des groupes internationaux d’experts qui ne sont pas tous, comme il est trop facile de le décréter, « à la solde de l’industrie chimique ». Certes, comme partout, il existe des conflits d’intérêts (en général déclarés) mais ils sont vite repérés dans un groupe d’experts pour éviter toute pression sur les conclusions des débats. Autre argument récurrent : l’effet « cocktail » de l’association de plusieurs substances chimiques. Il est vrai que la connaissance de ces éventuelles synergies ou additivités est insuffisante mais les preuves de leur existence manquent aussi. Quoi qu’il en soit, des effets à cibles différentes (par exemple cancérogènes, neurotoxiques ou perturbateurs endocriniens) ne s’additionnent pas et, compte tenu de la très grande marge de sécurité adoptée pour fixer les DJA et les LMR (avec des facteurs de 100 à 10 000), il y a de la place pour de telles synergies sans effet délétère sur la santé !
Enfin, si l’on considère les centaines de substances présentes à l’état de traces (naturelles ou de synthèse dans les aliments, inhalées et provenant de l’environnement, déposées sur la peau...), la mise en évidence de telles synergies devient expérimentalement quasi impossible. De plus, si l’on suspecte des synergies qui amplifient les effets nocifs, il faudrait alors aussi envisager de possibles antagonismes atténuant ces effets.
Comme l’absence de preuve d’un effet n’est pas la preuve d’une absence d’effet, il n’est évidemment pas question d’affirmer a priori l’innocuité totale à long terme de toute faible dose, notamment pendant des phases critiques comme la période fœtale et périnatale. Plusieurs organismes français de recherche (Inserm, Inra) et de biosurveillance (InVS, Anses), un grand projet européen (Reach) et des structures internationales (dont le Comité mixte FAO/OMS) s’en préoccupent, notamment pour des perturbateurs endocriniens (phtalates, alkylphénols, parabènes, bisphénol A, composés perfluorés ou polybromés) actuellement de plus en plus sur la sellette, malgré l’insuffisance reconnue des preuves épidémiologiques de leur toxicité chez l’homme. Ces études épidémiologiques, qui doivent porter sur de très grands nombres de cas, sont longues, difficiles et coûteuses. Elles conduisent à suspecter un produit mais rarement à démontrer sa nocivité. Et comment attribuer, en évitant les biais d’interprétation, l’éventuel effet à long terme d’une substance chimique isolée parmi les centaines de produits auxquels nous sommes exposés ? Serions-nous alors condamnés à appliquer systématiquement le principe de précaution... et bientôt à ne plus rien manger ?
Les produits chimiques utilisés pour la production végétale sont les engrais minéraux et les pesticides (insecticides, fongicides, herbicides). Les premiers sont des aliments de la plante pour lesquels le terme « résidu » est impropre puisqu’il s’agit d’éléments minéraux comme l’azote, le phosphore et le potassium naturellement présents. Même les nitrates, parfois accumulés par excès dans certains légumes, sont inoffensifs, (sauf chez les enfants en bas-âge) et plusieurs études récentes leur attribuent même des effets bénéfiques sur la santé1.
Les seconds sont des médicaments qui peuvent avoir des effets indésirables, et c’est pourquoi leurs résidus dans les aliments sont la principale préoccupation des consommateurs. Là aussi, il ne faudrait pas faire l’amalgame, comme le font les marchands de peur, entre les doses reçues par les agriculteurs qui appliquaient (et appliquent parfois encore) ces produits sans une protection suffisante (encourant alors des risques avérés pour leur santé) et les doses résiduelles consommées qui sont de l’ordre du million de fois plus faibles (surtout après lavage, épluchage ou cuisson). De plus, le nombre de substances autorisées a été diminué par cinq depuis 30 ans, toutes les molécules les plus dangereuses ont été interdites depuis longtemps (sels arsenicaux, composés organomercuriels, DDT, HCH et autres organochlorés...) et plusieurs dizaines d’autres molécules sont en cours de retrait dans le cadre du Plan Ecophyto 2018.
Dans la liste citée concernant le menu-type de l’enfant [2], les pesticides ne sont impliqués que dans environ un tiers des 128 « résidus » décelés. Toutes les autres contaminations ne sont pas imputables à l’agriculture et proviennent de l’environnement (dioxines/furanes, PCBs, retardateurs de flamme, éléments traces toxiques, plastifiants des emballages, constituants des peintures, des détergents, des substances biocides de la maison ou du jardin, du mobilier, des textiles, des cosmétiques, des jouets, des gaz de combustion...) ou de la transformation industrielle ou culinaire des aliments (acrylamide, benzopypyrène...).
Les perturbateurs endocriniens potentiels les plus incriminés ne sont pas majoritairement d’origine agricole. Enfin, il ne faut pas non plus attribuer à la production agricole l’ajout, volontaire et contrôlé, d’arômes et de divers additifs alimentaires (conservateurs, colorants, auxiliaires de fabrication...) autorisés, qui ne sont pas des polluants et dont l’innocuité a été démontrée.
Il faut aussi souligner que les contaminants inhalés (amiante, particules fines, solvants...) sont bien plus dangereux que ceux de nos aliments, car ils ne sont pas dégradés par la digestion ou partiellement arrêtés par la barrière intestinale.
Comme l’étude sur le menu des enfants précédemment citée [2] ne porte (principe de précaution ?) que sur des produits « non-bio », la comparaison ne peut pas être faite. Or, il est évident que, même dans l’hypothèse de l’absence totale de pesticides de synthèse (ce qui n’est pas garanti), les aliments bio contiennent aussi des dizaines de « résidus chimiques » ! Comme les autres, ils sont exposés (parfois plus pour les productions de plein air ou par l’emploi d’engrais naturels organiques ou minéraux non purifiés) à des contaminations multiples. Il s’y ajoute les résidus de pesticides « naturels » autorisés (mais occultés dans les enquêtes), dont certains sont neurotoxiques (roténone) ou perturbateurs endocriniens (azadirachtine de l’huile de neem), et les centaines de toxines naturelles de défense produites par les plantes non traitées. Quels sont donc les « résidus » les moins toxiques ? Ceux qui résultent de l’usage contrôlé de substances chimiques homologuées, réglementées et aux effets bien étudiés ou bien les résidus « naturels » de produits de traitement non homologués (parce que naturels) ou fabriqués par la plante et dont les effets sur la santé sont souvent inconnus ou ignorés ?
Par exemple, pourquoi focaliser les craintes sur les perturbateurs hormonaux de synthèse en oubliant les phytoestrogènes naturellement bien plus abondants dans certains aliments comme le soja, voire les parabènes naturels présents dans divers végétaux ? Encourager la consommation d’aliments bio dans le but de « purifier » l’assiette des enfants est donc illusoire. Et serait-ce souhaitable de leur offrir une alimentation totalement « chimiquement aseptisée » ? En effet, il faudrait aussi mieux étudier et considérer l’éventuel « effet hormesis », genre de mithridatisation par une exposition prolongée à de très faibles doses de substances chimiques, dont l’action protectrice est connue dans le cas des substances allergènes, voire de la radioactivité...
Le principal épouvantail agité pour faire craindre les aliments est évidemment le cancer. Il est vrai que, selon les dernières données de l’InVS [4], son incidence (nombre de cas par an) a augmenté en France de 89 % depuis 25 ans, tandis que le nombre de décès n’a augmenté que de 13 %. Cependant, après correction tenant compte de l’essor démographique et du vieillissement de la population, cette augmentation de l’incidence serait, selon les derniers rapports du Circ et de l’InVS, de 40 à 50 %.
Selon l’InVS [4], le taux standardisé d’incidence a augmenté de 39 % tandis que le taux standardisé de mortalité a diminué de 22 % (par suite d’une nette diminution des tumeurs de l’œsophage, de l’estomac et des voies aérodigestives supérieures, les plus agressives, et de traitements plus efficaces).
Or, le seul cancer de la prostate suffit presque à expliquer l’augmentation du taux d’incidence chez les hommes (et résulte pour une grande part d’un sur-diagnostic par un dépistage massif), tandis que le tabac et le dépistage systématique des tumeurs du sein seraient les principales causes chez les femmes [4, 5].
Il reste donc peu de place (quelques %) pour les facteurs liés à l’environnement et à l’alimentation, et il s’agit alors surtout de situations professionnelles (particules fines diverses dont l’amiante, vapeurs chimiques, solvants, éventuellement pesticides chez les agriculteurs...). Aucun rapport d’experts récent n’a mis en cause les traces résiduelles de pesticides des aliments dans l’augmentation du risque de cancer.
Enfin, n’est-il pas paradoxal de conseiller (comme le fait le rapport incriminant le menu des enfants) de suivre les recommandations du PNNS de consommer 5 fruits ou légumes par jour en sachant que 98 % de ces aliments ne sont pas bio et que près de la moitié contiennent donc des résidus détectables de pesticides de synthèse ? La conclusion logique serait d’interdire aux enfants la consommation de fruits et légumes non préalablement sélectionnés, préparés et contrôlés par l’industrie de l’alimentation infantile ! Est-ce vraiment le but recherché ?
Enfin, il faut savoir, question de bon sens, qu’une production alimentaire mondiale suffisante ne pourra pas être assurée sans le recours aux engrais minéraux pour obtenir des rendements décents et sans un minimum de produits phytosanitaires pour éviter des pertes de récoltes qui sont de l’ordre de 40 %. Ceux qui proclament à l’envi, en citant partiellement les déclarations d’un rapporteur spécial2 des Nations Unies, que l’on pourrait doubler le rendement des céréales « sans aucun intrant chimique », omettent de préciser (probablement plus par ignorance que mauvaise foi) qu’il s’agit des régions du monde où ce rendement est actuellement de l’ordre de 1 tonne par hectare (il est en France de 7-8 tonnes pour le blé et de plus de 9 tonnes pour le maïs). Et c’est ainsi que l’on manipule l’opinion ! Même dans les meilleures conditions de mise en œuvre sur des sols fertiles, l’agriculture biologique permet difficilement des rendements du blé supérieurs à 3,5 tonnes par hectare. Alors, n’est-il pas préférable, pour nourrir le monde, de favoriser des modes d’agriculture moins dogmatiques, raisonnée, HVE (à haute valeur environnementale) ou intégrée, qui préservent aussi l’environnement sans renoncer à tout intrant « chimique » et donc sans forte diminution des rendements ?
Pour conclure, l’exposition aux polluants chimiques alimentaires ou atmosphériques, qu’ils soient artificiels ou naturels, a toujours existé et était incomparablement moins (voire pas du tout) évaluée et contrôlée, et bien plus dangereuse, il y a 50 ans.
Alors, soyons donc positifs et n’écoutons pas les faiseurs d’opinion en quête de notoriété médiatique dont les messages anxiogènes (les seuls qui se vendent bien) sont la cause d’une épidémie d’angoisse, d’orthorexie3 et d’hypochondrie qui, pouvant atteindre le stade de la psychose collective, est bien plus néfaste à la santé que les infimes traces (connues, étudiées et contrôlées) de résidus chimiques dans notre assiette !
[1] National Center for Health Statistics. Deaths : Preliminary Data for 2009, Volume 59, Numéro 4, mars 2011.
[2] Association Générations futures, HEAL, RES et WWF-France. Menus toxiques : enquête sur les substances chimiques présentes dans notre alimentation, déc. 2010. www.menustoxiques.fr
[3] Sur l’affaire Marie Besnard : voir « L’affaire Marie Besnard - Arsenic, rumeurs et expertises judiciaires », SPS n° 245, décembre 2000.
[4] Données de l’InVS : Belot A, Grosclaude P, Bossard N, Jougla E, Benhamou E et al (2008). Cancer incidence and mortality in France over the period 1980-2005. Rev Epidemiol Santé Publique, 56, 159-175 et Belot A, Velten M, Grosclaude P, Bossard N, Launoy et al (2008). Estimation nationale de l’incidence et de la mortalité par cancer en France entre 1980 et 2005. Institut de Veille Sanitaire, Saint-Maurice, décembre 2008, 132p.
[5] Article de Bertrand Jordan, L’incidence sans cesse croissante des cancers…, SPS n° 274, octobre 2006 et celui de Jacques Estève, Le rôle de l’épidémiologie dans la controverse « environnement et cancer », SPS n° 286, juillet-septembre 2009.
1 Voir références dans L. Guéguen et G. Pascal, Cahiers de Nutrition et de Diététique, 2010, 45, 130-143
2 Olivier de Schutter
3 Trouble du comportement alimentaire caractérisé par une obsession de l’alimentation saine.
Une petite chanson qui nous rappelle que la campagne reste est un bel endroit pour se ressourcer !