Sous surveillance
La bonne chauffe coulait doucement depuis huit heures du matin dans le silence d'une journée ordinaire de distillation de novembre. Les premières odeurs de têtes s'attardaient dans ce lieu chaud avant de s'échapper vers la fraîcheur du petit chai de vieillissement. Une électrovanne du brûleur se manifestait de temps à autre par de petits grésillements. Sous le foyer, la faible pression de gaz propulsé suffisait à maintenir une danse de flammes bleu-orangé après l'emportement de la mise au courant. L'eau-de-vie s'oxygénait à la lueur du porte alcoomètre pour entrer de nouveau dans un tuyau de cuivre qui la conduisait à vive allure sur un filtre papier où quelques impuretés finissaient leur voyage alors que le liquide fluide s'échouait dans l'obscurité du fût où des odeurs de vanille l'attendaient. A l'extérieur, le groupe de froid s'enclenchait pour rafraîchir la précieuse eau à une température de 7° Celsius. Le redoutable poids à alcool, plongé dans le porte alcoomètre scintillant indiquait 76,5° à une température de 17,5°C. Le cœur de bonne chauffe entrait dans sa deuxième heure de coulage. Je corrigeai sensiblement l'allure de chauffe quand soudain la porte s'ouvrit. Un homme tout droit venu d'ailleurs apparut et pénétra pour troubler cette tranquille demeure. Il était grand et fin, son costume cravate et ses mocassins en cuir noir, parfaitement cirés, me signifièrent que ma cote de travail et mes bottes en caoutchouc ne faisaient pas partie de la même galaxie professionnelle. J'étais debout, face à mes chaudières, l'homme élégant avançait vers moi d'un pas sûr et décidé. Il me tendit la main :
- Francis Laval société Botello, excusez moi pour le retard, monsieur mais mon GPS n'a pas trouvé votre adresse.
En lui serrant la main de manière hésitante, je commençai à comprendre que je n'attendais cet homme affirmé que la semaine prochaine. Je m'étais planté grave une fois encore dans mon agenda, plus exactement ma pauvre cervelle anachronique avait encore tout mélangé. J'étais sacrément mal. En quelques secondes, je passai du rouge au blanc cassé. Le responsable de la société Botello venait me rendre visite pour vérifier ma façon de distiller. Après lui avoir présenté un échantillon d'eau-de-vie, celui ci avait souhaité voir mon installation et s'assurer que le protocole de distillation était bien respecté.
- Oui, je tenais à vous rencontrer pour faire le point...
- Vous avez dégusté mon échantillon ?
- Oui, et c'est d'ailleurs pour cette raison que je suis chez vous aujourd'hui. L'échantillon ne correspond pas du tout au profil de notre maison. L'eau de vie est grasse et manque de finesse. Je vais essayer de remédier à ces défauts de distillation, car il s'agit bien là d'une mauvaise maîtrise de la méthode à appliquer. Je vois que vous êtes en bonne chauffe ?
Le ton était posé, mon échantillon était dégueulasse et je m'apprêtais à passer un douloureux moment sous l'œil inquisiteur de mon tranche tête.
- Alors, voyons... Voyons... Vous avez chargé à quelle heure ?
- Six heures.
Il ne perdit pas son temps à échanger les formules de politesse de rigueur et entra dans le vif du sujet. Ne voulant rien laisser paraître de mon incompétence, je répondais vite et simplement à mon examinateur.
- Le délai de la mise au courant ?
- Une heure quarante cinq.
- Combien de temps entre la mise au courant du début jusqu'au coulage des têtes ?
-18 minutes.
- Il faudrait réduire ce temps à 16 minutes trente.
Ça y est, il commençait à devenir méchant, je le sentais bien dans le ton de sa voix. Mon dieu, j'avais une minute trente de retard sur le début des têtes, et pour ça je finirai probablement en enfer après qu'on m'eut décapité !
- Vous prélevez combien de têtes ?
- En méthode Botello, 35 litres.
- Parce que vous avez une autre méthode ?!
- J'étais surpris par cette question aussi sèche qu'une eau-de-vie trop triée.
- Oui, je livre le reste de ma production à la maison Raymond Borlaud.
- Aîe, aîe,aîe !!!
Manifestement, j'avais dit un gros mot... Il reculait comme s'il venait d'apprendre que j'étais atteint d'une maladie contagieuse. Y a un problème docteur avec Raymond ?
- Ça pose un problème ?
- Si ça pose un problème ?! Mais mon pauvre autant me demander si avoir les pieds dans le fumier ça sent bon !
Ah, ça y est, il se lâchait enfin et passa sans ménagement au tutoiement comme pour mieux me reprocher de ne pas lui livrer l'intégralité de ma récolte et ça ce n'était pas respectable du tout de ma part. A l'évidence, mon acheteur n'appréciait pas ma liberté à travailler pour une autre maison de cognac. Il aurait mieux valu que je lui prouve mon total engagement en lui réservant l'intégralité de ma production. J'allais assurément être puni pour ça, comment pouvait-on avoir deux religions, deux partis politiques ? Honte sur le polygame du spiritueux, infidèle et méprisable que j'étais.
- Pardon ?
- Eh oui mon vieux, comment veux tu distiller pour Botello si tu pervertis ton alambic en distillant pour Raymond Borlaud ?
- L'essentiel monsieur est que j'honore le contrat qui nous lie. J'ai une quantité de cognac à vous livrer, je réserve le reste à un autre acheteur. Je ne comprends pas bien où est le problème.
- Oh ! très bien mais sache quand même mon loustic que ce n'est pas comme ça que tu obtiendras une prime qualitative !
Ouh là, la ! Il me faisait comprendre que mon arrogance allait me coûter cher.
- Écoutez monsieur Laval, nous sommes mal partis tous les deux, essayons calmement de résoudre ce problème de distillation. Nous avons le même objectif, il me semble, obtenir l'eau-de-vie qui correspond le plus fidèlement possible à vos critères d'achats.
- Oui et bien sache qu'on est loin du compte. La méthode Borlaud est à l'opposé de la méthode Botello. Explique-moi comment tu passes de l'une à l'autre en sachant que notre méthode ne tolère pas une goutte de lie alors que dans l'autre système de mes deux, tu fourres tout dans ta marmite ?
- Et bien en effet, je distille le vin clair pour vous et la lie pour Borlaud, je ne vois toujours pas le souci...
- Le problème gros malin c'est qu'à chaque fois que tu finis un cuvier, tu salis ton alambic et que le graillon se retrouve dans les prochaines chauffes !
- Ah mais n'ayez crainte, je soutire le volume de vin nécessaire pour la réalisation du contrat, une fois les lies distillées, je nettoie les chaudières et je peux commencer sereinement la distillation pour votre compte.
- Ah bon mais alors d'où viennent ces arômes de crachâts d'ivrogne alors ?
- Écoutez, je ne comprends vraiment pas, les analyses des vins sont correctes et je pense suivre le bon itinéraire de distillation.
- Vous pensez ? Alors continuons, vous allez me prélever deux litres de plus de têtes pour commencer et vous vous débrouillez pour me les couler en trente cinq minutes.
- C'est noté.
- Je peux voir vos notes de bonne chauffe ?
Il se montrait de plus en plus cruel envers moi et assurément le courant ne passait vraiment pas entre nous. Je me retrouvais maintenant dans un étau que mon bourreau sadique allait actionner pour me compresser un peu plus avec un malin plaisir.
- Et bien, c'est à dire que je n'ai pas de notes à vous montrer.
- Et bien comment il fait alors pour s'assurer des bons débits horaires du coulage du cœur notre petit génie ?
Après être revenu au vouvoiement, il s'adressait à moi à la troisième personne. Cet homme versatile à l'image de la gnôle qu'il avait dégustée, n'était pas tout à fait net.
- En fait, je connais à peu près mes pressions de gaz pour obtenir une courbe en environ cinq heures trente. J'imagine que mes débits sont dans les clous.
- Vous imaginez ? Mais moi, monsieur je suis technicien, je ne joue pas du pipeau pour faire danser des schtroumpfs ! Et comment voulez vous en absence de notes que j'intervienne pour rectifier les erreurs commises ?
J'aurais aimé lui expliquer à mon tour que mon approche de la distillation était plus artistique que comptable mais je n'étais pas bien sûr que cette démarche fantaisiste aurait rassuré mon inspecteur des bonnes chauffes.
- Bon... Vous allez dorénavant me relever les pressions de gaz, les débits, les degrés et les températures toutes les heures. J'exige également que vous me contrôliez les brouillis de la même façon, j'ai été suffisamment clair ?
Mon brutal enquêteur venait de me remettre son verdict irrévocable. Il m'imposait une traçabilité complète de ma distillation. J'allais devoir passer mes journées et mes nuits à surveiller l'état de santé de mes alambics comme une infirmière veille sur un malade imaginaire en phase terminale pour s'assurer que le prétendu souffrant présentait bien parfois des montées de fièvre. Peu à peu, je prenais conscience que je perdais ma liberté. Je commençais à me raidir, et ça ce n'était pas bon du tout pour la suite de nos futurs échanges que je voulais courtois et respectueux.
- Vous plaisantez ?
- Ma mission, mon cher monsieur, n'est pas de vous amuser mais de résoudre ces odeurs de caniveaux dans vos eaux-de-vie. Pour cela je dois comprendre ce qui ne tourne pas rond dans votre façon de distiller !
Ah non pas maintenant... Je bouille... J'ai chaud... Je ne vais pas tarder à partir en vrille...
- Vous vous foutez de moi ? Vous imaginez que j'ai investi dans des automatismes derniers cris pour me rendre esclave de mes chaudières ?
Ce qu'il ignorait, c'est qu'en m'imposant de rester dans ma distillerie pour jauger le coulage des brouillis la nuit, il se rendait l'auteur inconscient du départ inévitable de ma femme qui refuserait de continuer à vivre avec un ermite dépressif ; Et cerise sur le gâteau en me laissant les gosses braillant du soir au petit matin par dessus le marché !
En entrant dans la distillerie, ma sœur brisa momentanément la glace dans laquelle je me débattais comme un fou pour en sortir en vain.
- Bonjour monsieur Laval.
Elle accueillait sa main tendue d'un sourire.
- Bonjour madame. Hé bien dites donc, on dirait que votre frère s'est levé du mauvais pied ce matin. Qu'est ce qu'il est désagréable ! Ça lui arrive souvent ?
- Ah, vous avez remarqué vous aussi ? C'est qu'il n'a pas mangé sa chocolatine ce matin, c'est pour ça !
Je n'en croyais pas mes oreilles. J'assistai désarmer à un complot orchestré dont ma sœur était partie prenante. Ils étaient en train de se payer ma tête ! Je restais abasourdi par le rebondissement inattendu de cette mauvaise pièce de théâtre.
- J'expliquais à votre frère que votre eau-de-vie dégageait des notes végétales avec un coté foin et un peu de verdeur en final. Donc, rien de bien grave mais nous devons rapidement rectifier le tir. Pour cela je lui demande de me fournir des fiches qui me permettront de voir là ou le bât blesse. C'est indispensable.
Comme cet homme était étrange, sa métamorphose en présence de ma sœur était des plus surprenantes. Mon eau-de-vie aux odeurs de fond de cuvette à chiottes devenait une eau-de-vie ne présentant que de simples défauts mineurs. J'étais scotché par son aisance à passer de Mister Hyde au docteur Jekyll.
- Mais tu as bien des notes sur lesquelles tu te réfères pour conduire tes chauffes ?
Voilà que maintenant ma propre sœur me prenait à partie mon incompétence technique pour mieux m'enfoncer dans le trou dans lequel ils m'avaient poussé.
- Et bien, non en fait je pilote à vue. J'ai paramétré la machine et je ne varie que quelques valeurs pour obtenir les délais nécessaires. Généralement je suis plutôt régulier.
- Oui, mais monsieur Laval a raison. C'est mieux de savoir. Les relevés mettront en évidence les éventuelles erreurs.
Résigné comme un condamné à purger sa peine, je baissai la tête sans rien dire. Acceptant sans broncher le jugement du juge après la plaidoirie des magistrats. Le mal de tête et un sentiment d'écœurement me rappelaient l'état d'esprit dans lequel je me retrouvais le samedi matin avec ma sempiternelle gueule de bois.
- Bon et bien puisque nous sommes d'accord sur le chemin à prendre, je vous laisse en attendant de nous revoir avec les fameuses notes.
Mon tortionnaire me lançait un petit clin d'œil sadique qui clôturait le début de la galère dans laquelle je m'installais en martyre consentant.
- Allez merci pour votre accueil et à très bientôt.
Après s'être installé dans sa voiture, il remonta la vitre :
- Ah au fait... Vous ne préchauffez pas les vins et vous continuez de couler les brouillis froids !
La petite voiture du dévoué missionnaire de la société Botello partait dans le brouillard pour de nouvelles exécutions programmées. J'expliquai à Isabelle complètement aveuglée par ce fou dangereux les motivations sordides de cet individu mandaté par l'une des plus importantes maisons de cognac. Je la prévenais sur les techniques de psychopathe qu'il utilisait pour brimer les distillateurs non exclusifs mais celle-ci écarta définitivement d'un revers de la main ces inquiétantes accusations.
- Écoute, tu prends tes notes comme convenu et on refait le point avec lui avec un nouvel échantillon et je suis persuadé que ça ira mieux. Ça fait plusieurs générations que notre famille livre du cognac chez Botello et ça va continuer ! On ne peut pas faire autrement que de répondre aux exigences de notre acheteur. Je dois partir, j'ai piscine. Salut.
Je regagnai ma distillerie comme un taulard retourne machinalement dans sa cellule. Abattu, j'étais un homme brisé qui avait perdu toute dévotion en sa mystique profession. Dans le petit local, anéanti à jamais, j'avais à peine la force de soulever le manuel pratique d'alcoométrie lorsque mon regard de mort vivant se surpris à trouver sur la paillasse la bouteille qui était destinée à Botello. Comment était-ce possible ? Cet échantillon ne pouvait donc pas avoir été dégusté par mon bourreau à moins que... A moins que dans mon étourderie coutumière, je lui aurais remis l'échantillon de brouillis qui avait disparu de cette même place ! Nom de Dieu ! Soit, il a senti l'échantillon et alors il est totalement dépourvu de son sens olfactif car toutes ces fâcheuses remarques sont à l'évidence en dessous de la vérité ou alors, seconde hypothèse, plus plausible, il s'est pointé chez moi en toute désinvolture sans avoir foutu le nez sur ma fiole, simplement pour voir ce que j'avais dans le ventre ! Je m'apprêtais à appeler Isabelle mais me ravisai aussitôt. Le traumatisme que je venais de subir de cette descente aux enfers, m'avait fortement fragilisé et je savais déjà que si dans ma désarmante naïveté, je lui apprenais ma bêtise, elle n'aurait aucun mal à m'achever. Après toutes ces émotions, ce que j'avais le plus besoin de toute urgence pour me détendre un peu, c'était de basculer sur le champ et sans faire de manières, un bon verre de Pineau...