Vélocipède
Dimanche matin huit heures moins le quart, arrivé chez Jean-Louis, je posai mon vélo contre le portail où son jeune chien me reçut la queue frémissante et tenant dans sa gueule une pantoufle baveuse que je récupérai aussitôt. Au moment où j'avançais vers sa maison, Jean-Louis ouvrit sa porte d'entrée et m'aperçut, moi et sa pantoufle dans ma main. Il me regarda surpris, les yeux sévères :
- Mais qu'est-ce que tu fous avec ma pantoufle ?! T'as pas d'autres conneries à foutre ?
- Salut Jean-Louis, bien dormi ?
- Eh dis donc... T'as vu l'heure ? On n'avait pas dit huit heures ? Putain mais on a même plus le temps de pisser !
- Oh prends ton temps on n'est pas aux pièces !
- T'as qu'à jouer avec le clebs le temps que je me rase les guiboles.
Vingt minutes plus tard, les jambes fraichement rasées, Jean-Louis, la cigarette au bec retrouvait un sourire de satisfaction et de bien être en étendant de la pommade relaxante sur un « résultat impeccable ».
- Ca y'est j'suis prêt ! T'as fait couler mon café l'affreux ?
- Ben c'est à dire que le chien...
- Quoi le chien ? C'est toujours la faute du chien avec toi ! Tu me chouraves mes pantoufles et t'accuses le chien de ne pas avoir trouvé les filtres à café dans la cuisine... Tu sais, tu manques pas d'air toi ! Allez tant pis pour le caf, j'suis pressé de partir pour t'en foutre plein la vue. Bouge ton cul et prépare toi à souffrir ! Ca va chier !
- Ok mais attend... Tiens ta gourde... Tu allais l'oublier.
- Sacré lascar ! Après ma pantoufle, c'est la gourde sale petit cleptomane... Y va falloir que tu te fasses soigner toi tu sais ?
Au cours de la première heure, super Jean-Louis moulinait comme un vrai pro. Il tenait à rester en tête et si je m'aventurais à lui passer devant, il pressait un peu plus la cadence en serrant les dents pour reprendre son emplacement légitime : la première place. A partir de la deuxième heure, à la sortie des bois de Reignac, Jean-Louis commençait à accuser le coup. Son front humide dégoulinait de sueur et toute sa tête prenait la couleur d'une belle tomate cœur de bœuf bien mûre. Le sentant quelque peu fatigué je me risquai à lui adresser de nouveau la parole dans le but de ralentir le rythme effréné qu'il nous imposait. Comme l'actualité du moment ne manquait pas de sujet à aborder, je lui proposai de donner son avis sur l'affaire DSK ? Cet homme de la finance, l'un des plus influant au niveau mondial était-il la victime d'un complot international ? A moins que ce soit un piège tendu par des personnes au plus haut niveau de l'état qui viseraient à écarter un candidat gênant à l'élection présidentielle ? Ou peut-être que cet homme était tout simplement la victime des ses propres impulsions incontrôlables ?
- T'en penses quoi toi Jean-Louis ?
- Tais-toi ! J'ai besoin de faire le vide... Lâche-moi plutôt et contente-toi de pédaler.
- Excuse-moi...
Le temps sec et chaud de ce mois de mai rendait l'atmosphère de cette ballade dominicale un peu plus lourde et oppressante au fur et à mesure que mes guiboles accusaient dans le plus grand silence chaque kilomètre supplémentaire. L'ambiance n'était plus vraiment amicale et je me disais que j'aurai mieux fait de rester au lit plutôt que d'avoir à souffrir en silence avec un copain de plus en plus distant dans tous les sens du terme...
Il était dix heures et demie et je voyais mon beau Jean-Louis de plus en plus touché par la chaleur, la fatigue et le manque d'eau dans sa gourde.
- Putain, j'ai pu d'eau merde !
- Attends Jean-Louis, J'en n'ai pas utilisé. Prends-en si t'as encore soif.
- Ah merci !
S'il n'est pas dans mon habitude de laisser mourir quelqu'un de soif, je regrettais sur ce coup là d'avoir tendu mon bidon aussi facilement lorsque je vis avec quelle rapidité ce goujat absorba l'intégralité de son contenu.
- J'espère que t'avais pas soif ? Quelle chaleur quand même...
Sur les sentiers de Chantillac, dans une côte sévère truffée de trous, Jean- Louis reprenait goût à parler notre belle langue française.
- Merde ! Chier ! Enfoiré de putain de route merdique à la con !
Il faut dire qu'il en avait du vocabulaire mon Jean-Louis et il ne manquait pas d'adjectifs et de noms pour étayer son champ lexical favori comme si sa langue manifestait le besoin de se délier dans les pentes les plus ardues du Sud-Charente. Arrivé au sommet, il avait renoncé à me tenir tête et capitulait, résigné à me laisser le dépasser en parfait gentleman qui se respecte.
Le soleil manifestait son éclat le plus cruel et le manque d'eau devenait insoutenable. Je me retournais pour m'assurer que mon ami continuait bien la route avec moi et n'avait pas décidé sur un coup de tête à rebrousser chemin pour rentrer au bercail. Le numéro deux était toujours là, toujours aussi rouge. Je m'arrêtai à un carrefour pour connaître le choix de la direction qu'il souhaitait prendre, lorsqu'au loin, je le vis avaler quelque chose. Arrivé à mon niveau, il reprit sa position fétiche : la pole position. Intrigué, je lui demandais ce qu'il bouffait.
- T'inquiète pas gros, c'est qu'une pastille Vichy ! Ca m'coupe la soif. Allez feignasse, avance on a pas fini !
Contre toute attente, je ne m'attendais pas à voir ce cycliste abattu reprendre aussi facilement confiance en ses jambes en compote. Jean-Louis puisait, je ne sais où, des ressources insoupçonnées qui donnaient à ses mollets d'acier une vélocité déconcertante. La dernière heure resta pour moi un calvaire physique et un écœurement mental profond. Jean-Louis véritable fou furieux menait la vie dure à son vélo et gueulait des noms d'oiseaux en tous genres en pédalant toujours plus vite pour finir par me semer dans les petits chemins de Bord-de-Baîgnes.
Sur le chemin du retour, en passant devant l'habitation du nouveau Greg LeMond du VTT, le numéro un fier comme un coq avait eu largement le temps de prendre sa douche. Debout, une bière à la main, il fumait comme un pompier, regardant, avec un air amusé, son chien jouer avec les nains de jardin alignés comme des condamnés à mort. Il me fit un signe ostentatoire et dédaigneux en me montrant avec insistance son pouce incliné vers le sol où jonchaient les moribonds, me désignant ainsi comme le plus grand loser du dimanche. Au temps des Romains, c'est sûr, il ne m'aurait laissé aucune chance. Je ne demandais pas mon reste et traçais sans rien dire, honteux de ma médiocrité vélistique et un peu plus dégoûté par son arrogance. Pourtant, une question me taraudait l'esprit : Comment un mec, présentant d'aussi grandes difficultés au cours de ce pénible acharnement, pouvait-il se révéler aussi brillant sur la fin ? Mauvais perdant, j'émettais un réel doute sur ses prétendues pastilles Vichy...
Après la lecture de cette page, je crois que vais finalement te la faire bouffer cette pantoufle !