Viennoiserie
La quatrième remorque de raisins fraîchement récoltés arrivait au chai dans l’humidité de cette matinée de vendange où les cuves
en fermentation dégageaient des odeurs de levures et de fruits exotiques. Le vrombissement du moteur Perkins 4 cylindres s’imposait pour couvrir le rythme essoufflé mais gourmand du foulo-pompe
Egretier et des percussions saccadées de la fidèle pompe Aspic-50-Pichonneau. Alain descendait du tracteur Landini pour retirer les sécurités de la benne à vendange et prendre un échantillon du
moût. Il était pile huit heures trente lorsque la Clio gris métallisé de la tante Madona se garait sous l’appentis. Elle sortit les mains vides de son véhicule, l’air accablé, elle se
dirigeait d’un pas pressé en direction du conquet, où je passais la vendange.
- J’suis désolée mais y’a plus rien à Baignes ! J’ai fait toutes les boulangeries y compris les dépôts de pain, ils ont tous
été dévalisés ! Y’a plus de chocolatines nulle par mon pauvre !
- Mais c’est pas possible ! Comment je vais expliquer ça à mes gars qui sont au taille depuis 6 heures du mat
?
Mado se replia vers sa demeure à quelques pas du chai, avec l’amertume de l'échec, elle avait failli à sa mission.
Alain avant de remonter sur son tracteur me regarda l’air surpris et d'un ton sévère me lança :
- Y’a pas d’chocolatines ce matin ?
- Si, si ça arrive… T’inquiète pas j’m’en occupe !
- Encore heureux qu’ya du café !
En effet, il y avait bien du café, le seul qui pouvait être bu par celui qui le faisait : Alain. Un café sombre et trouble comme
on n'en trouve plus d’aussi mauvais dans les bistros de grand-mères. Le marc de café, consistant et important dans le verre, une fois absorbé, comblait aisément le manque de croissants
censé l’agrémenter. Un supplice à chaque gorgée qui vous faisait serrer les dents tout en fermant les yeux. L’avantage de
cette boisson énergisante, c’est qu'après l’avoir ingurgitée, les yeux restaient ouverts pendant au moins 24 heures, ce qui laissait du temps pour faire quelques presses avant d’être atteint à
nouveau par la fatigue et l’épuisement du travail répétitif.
Neuf heures trente quatre. Mon téléphone portable sonna. C’était Guy, le chauffeur de la machine à vendanger.
- Salut. J’ai un problème avec un couteau du ventilateur arrière droit. Il faudrait me porter un arbre et un couteau neufs
ainsi que des silent-blocs de bras cueilleurs qui commencent à être nazes. Au fait, c’est normal qu'Alain ne
m’ait toujours pas apporté les chocolatines ?»
- Oui c’est normal… Enfin, non… T’inquiète pas j’m’en occupe ! Je te fais passer par Damien les pièces de la machine.
A plus !
- Ouais merci et en même temps donne lui les chocolatines !
Quelques minutes plus tard, le portable sonnait de nouveau. C’était Daniel, le président de la Coopérative d'Utilisation de
Matériel Agricole.
- Allo Monsieur le président ?
- Hi my cousin ! How are you ? Ça va les vendanges ? Ça pisse ? On va faire le quota ?
La vendange est belle ? Y’a du degré ? L’état sanitaire est encore acceptable ? Les fermentations se déroulent correctement ? Quelle levure utilise-t-on cette année ? Il fait beau en Charentes ?
La machine marche bien ? Le moral des troupes est bon ? Combien de jours nous reste-il encore à vendanger ? Tu penses que ce sera fini avant Noël ?
- Rassurez vous monsieur le président, à ce niveau là tout va bien. Le problème c’est l’arrivage des chocolatines… Y’en a
plus nulle part ! Les salariés ne vont pas tarder à déposer un préavis de grève s’ils n’ont pas leurs pains au chocolat rapidement ? Je ne sais pas quoi faire ?
- Écoute je ne peux pas grand-chose pour toi en ce moment car je suis à Chicago pour l’Outlook Conference. J’ai peur
que si tu dois attendre mon retour pour trouver une solution à ce délicat problème alimentaire, il n’y aura plus grand-chose à ramasser dans les vignes.
- Ah, excusez moi monsieur le président… Mais dites-moi, lors de la dernière réunion CUMA, une enveloppe journalière avait
été fixée pour l’achat des chocolatines. Est-ce que vous pensez que je peux dépasser le budget initial et trouver un substitut aux chocolatines comme des pains aux raisins par exemple
?
- Mais bien sûr cousin, on avait abordé ça sans trop de précision ! Rien n’a véritablement été figé, libre à toi
d’improviser pourvu que tu contentes l’estomac des gars qui bossent. Mais attention quand même : Pas de caviar ni foie gras ! Reste raisonnable dans les dépenses et pense à remettre le ticket de
caisse à ta sœur pour la bonne tenue des comptes de la CUMA car elle risque de faire encore pas mal de boulettes comptables cette année ! J’y pense maintenant… Tu n’as qu’à opter pour l’achat de
chaussons aux pommes, c’est bon les chaussons aux pommes, il y a de la compote de pomme à l’intérieur, les gars vont adorer ! Je te laisse cousin, j’ai une conférence. A l’année prochaine cousin
!
- Au revoir président...
Ni, une ni deux j’appelle ma mère :
- Allô maman ?
- Non, c’est Jeannette !
- Hé maman c’est moi ! J’ai un gros problème, y’a plus de chocolatines, il faudrait que tu ailles à Barbezieux chercher des
chaussons aux pommes pour les gars qui commencent sérieusement à s’impatienter !
- Des chaussons aux pommes ?
- Oui des chaussons aux pommes il a dit Daniel !
- Mais qu’est ce que Daniel a à voir là dedans !
- Cherche pas et va plutôt me chercher ce que je te demande s’il te plaît !
- Ok, mais t’es sûr que je ne prends pas des chocolatines aussi ?
- Des chocolatines… Je ne sais pas… Je ne sais plus si on a droit… Fait comme tu veux mais pense à me remettre le ticket de
caisse !
- Oui et toi pense à me donner de l’argent un jour !
Une fois raccroché, le téléphone se mit à sonner de nouveau ; je regardai l’écran du mobile : Guenon. Je décrochai.
- Bonjour, c’est Kevin à Oriolles, j’ai reçu tes pièces de machine à vendanger. Tu peux passer les chercher, elles
t’attendent sur le comptoir.
- Merci Kevin, dis moi Kevin, Tu ne vends pas des croissants par hasard ?
- Ah non, je ne fais pas encore ça ! Mais c’est une idée originale, je vais en parler à ma direction. C'est vrai qu'en
période de vendange les clients ont souvent faim. J’ai remarqué que certains viticulteurs sous alimentés vont jusqu'à bouffer des cartouches de graisse alimentaire ! Tu as probablement raison
avec des croissants ça devrait mieux passer ! A plus !
- Salut Kevin…
Trois quart d’heure plus tard, ma mère arriva les bras chargés de grosses poches de viennoiseries.
- Alors, je te préviens, il n’y a pas de chaussons aux pommes pour tout le monde mais j’ai complété avec des pains aux
raisins et des chocolatines.
Dans n’importe quelle situation, ma mère savait s’adapter et prendre les bonnes décisions. Quelle équipe ! Quelle réactivité !
Enfin nous étions sauvés et le mouvement social qui peu à peu s’affirmait allait vite se dissiper comme du botrytis au soleil.
Mon beau frère arrivait en pilotant nerveusement le 3700 Deutz-Fahr qui tirait sans broncher une remorque de vendange malmenée
par une conduite un peu trop sportive à mon goût. Il ouvrit violement la porte de la cabine du tracteur pour y laisser s'échapper les sons vibrants de l’autoradio qui délivrait dans une
cacophonie assourdissante les informations de France Inter retentissant sous le hangar. Cet homme pourtant encore jeune, dans un futur proche, devrait finir assurément sourd pour ne plus avoir à
entendre geindre ma sœur du matin au soir.
- Hé Loïc, ça te dit un pain aux raisins ?
- Hé rigolo, t’as vu l’heure ? Il est midi moins le quart, je benne la huitième remorque puis je vais bouffer chez ta mère !
T’es bien gentil mais ton pain aux raisins tu peux te le foutre là où je pense ! Pour moi, maintenant, c’est plutôt l’heure du rôti-frites ! T’es pas invité toi je crois… Dommage ! Au fait…
Compte pas sur moi cette semaine, j’ai un métier moi !
Je comprenais alors à cet instant, qu’un homme pourtant habituellement calme et courtois, après avoir subi une frustration
alimentaire au petit jour, dans la contrainte et l’assiduité d’un travail continu, pouvait se métamorphoser pour devenir un personnage irascible et tranchant comme la lame d’un Opinel n° 7 sur
une tranche de rôti tendre. Privé du repas dominical familial et ancré devant le pupitre lumineux du pressoir pneumatique
Busher, comme le capitaine courageux qui malgré la tempête demeure impassible et vissé sur le pont du navire en tenant solidement le gouvernail des deux mains, moi, j’avais surtout faim.
J'extirpai un malheureux chausson aux pommes de la généreuse poche de viennoiseries et sans faire de manières n'en fis que trois bouchées ridicules. Après tout ce stress, pour me remonter le
moral, devant l’heure de pressurage qui me restait à contempler, je me réconfortai avec les moyens du bord, en tirant au robinet dégustateur d'une cuve en cours de fermentation, du bourru chaud
et acide !