Charles Gave : « Les crétins surdiplômés, c’est toute cette classe politique qui a un mépris profond pour le peuple. »
Publié dans Kernews - Le 6 novembre 2016
Charles Gave est économiste, fondateur et président de L’Institut des libertés, un think tank libéral, et il est également à la tête de l’une des plus importantes sociétés de gestion de fortune dans le monde. Son premier essai, sorti en 2003, « Des lions menés par des ânes », a été un immense succès. En 2010, il a publié « L’État est mort, vive l’État ! » un ouvrage qui a également figuré en tête des ventes pendant plusieurs semaines. Dans son premier livre, préfacé par Milton Friedman, il avait prédit que l’euro allait produire trop de maisons en Espagne, trop de fonctionnaires en France et trop d’usines en Allemagne… Selon lui, tout cela entraînerait un cataclysme économique dans l’Europe du Sud… Il avait également annoncé le départ de l’Angleterre de l’Union européenne… Il apparaît que jusqu’à présent, il ne s’est pas vraiment trompé… Aujourd’hui, il estime que la rupture du système est de plus en plus proche. Pour l’immigration, il se montre très pessimiste, car il explique que c’est sur le sol européen que les États-Unis et l’islam s’affrontent et que, pour l’instant, cette guerre est en train d’être gagnée par l’islam. Sur ce point, l’actualité ne semble pas le contredire…
« Sire, surtout ne faites rien ! » de Charles Gave est publié aux Éditions Jean-Cyrille Godefroy.
Kernews : Le titre de votre livre, « Sire, surtout ne faites rien ! », reprend la réponse des armateurs de Saint-Malo face à Louis XIV qui leur demandait : « Comment puis-je vous aider ? » Cette citation est-elle exacte ?
Charles Gave : C’est tout à fait exact et le chef des armateurs était terrifié à l’idée que le Roi veuille les aider, parce que cela voulait dire qu’il allait s’occuper d’eux… Et, quand l’État commence à s’occuper de vous, vous savez en général comment cela se termine : avec des contrôles fiscaux…
Si, aujourd’hui, un président de la République pose la même question à une délégation de la CGPME ou du Medef, un responsable va sortir une multitude de notes pour demander des avantages fiscaux et autres aides diverses…
Absolument ! On a complètement changé de mentalité. Si l’on pouvait ramener l’État à ses fonctions régaliennes, afin qu’il les exerce convenablement, ce serait déjà un gros progrès. La meilleure façon d’aider les entreprises françaises serait d’avoir une stabilité du droit et de la fiscalité, pour que les choses ne changent pas toutes les cinq minutes. Ce n’est pas tellement l’impôt nouveau qui est gênant, c’est le fait que le droit change sans arrêt. Si vous avez fait un calcul prévisionnel de votre rentabilité, l’État peut tout mettre en l’air en modifiant simplement les taux d’imposition…
En France, un chef d’entreprise sera généralement d’accord avec votre discours lors d’un dîner, mais vous apprendrez le lendemain qu’il est à Bercy pour négocier une nouvelle aide… Comment expliquez-vous cela ?
D’abord, il sait qui est le maître, donc il ne vaut mieux pas qu’il se fâche avec Bercy… J’ai été toute ma vie chef d’entreprise, malheureusement pas en France… Mais, en France, vous n’avez qu’une crainte, c’est que Bercy commence à s’occuper de vous ! J’ai un ami qui est chef d’entreprise, on lui a infligé des redressements fiscaux monstrueux, il a protesté et on lui a répondu : « Si vous ne payez pas, on va vraiment commencer à s’occuper de vous… » La première raison, c’est la crainte de Bercy : de la même manière que les gens ont peur de la mafia en Sicile, ils préfèrent payer plutôt que d’avoir des problèmes… Ensuite, compte tenu du fait que l’État représente 57 % du PIB en France, vous avez toute une série de gens dont les commandes dépendent de l’État. Cet État est doublement prévenant. D’abord, il vous menace mais, s’il retire ses commandes, c’est encore plus catastrophique. Imaginez les entreprises de presse : si elles n’avaient pas la publicité des sociétés étatiques ou quasi étatiques, je ne vois pas très bien comment elles s’en sortiraient, à cela s’ajoutent les aides à la presse… D’ailleurs, la France est le seul pays où le pouvoir politique subventionne ouvertement la presse.
Une majorité de Français partagent votre opinion, toutes les études le démontrent. Alors, pourquoi la situation ne change-t-elle pas ?
Dans le fond, la France est une nation ancienne et respectable qui a été colonisée par un État. L’État a créé la France à son profit. Il a aménagé un système électoral où seuls les gens de l’État peuvent être élus. Si vous êtes élu à la Chambre et si vous êtes fonctionnaire ou haut fonctionnaire, votre carrière continuera de façon imperturbable pendant que vous êtes à la Chambre. Quand vous êtes battu, vous pouvez revenir. Dans les trois grandes démocraties du monde, la Suisse, les États-Unis et la Grande-Bretagne, les fonctionnaires sont éligibles. Mais, dès qu’ils font acte de candidature, ils doivent immédiatement démissionner de la fonction publique. Si vous voulez réformer la France, il n’y a qu’une seule mesure à prendre : déclarer inéligibles les fonctionnaires car cela permet d’éviter la fusion qui se produit entre la fonction administrative et la fonction politique.
Si, par exemple, un vétérinaire est élu député, il perd sa clientèle et, lorsque son mandat se termine, il n’a plus rien…
En outre, la moitié de sa clientèle lui en veut, parce que les gens de droite ne voudront pas aller chez un gars de gauche et les gens de gauche ne voudront pas aller chez un gars de droite… Donc, on entretient toute une classe qui ne vit que de la politique et de l’administration. Ils sont là pour traire la France. Ils n’ajoutent pas de valeur, mais ils se répartissent la valeur au mieux de leurs intérêts. Je ne suis pas contre l’État, mais je suis contre un État qui prend plus que ce qu’il devrait prendre. L’État devrait être neutre.
Face à cet argument, on vous répond généralement que cela implique qu’il y ait moins de policiers et moins d’infirmières…
L’État suisse est à 33 % du PIB depuis 50 ans et je n’ai pas l’impression que les Suisses meurent de faim dans les rues, ou qu’ils meurent plus jeunes parce qu’ils ont des maladies graves… Ils ne manquent pas non plus de policiers. Un monsieur comme Michel Bon, en perdant je ne sais combien de milliards à France Télécom, nous coûte des centaines ou des milliers de policiers, mais personne n’en parle jamais. Ce qui nous empêche d’avoir des policiers supplémentaires, c’est l’État qui perd de l’argent.
Vous avez été l’un des rares libéraux à nous mettre en garde contre l’euro. Pour quelles raisons ?
C’est ce que j’essaie à nouveau d’expliquer dans mon livre. L’idée de base est assez simple. Une nation, c’est une volonté de vivre ensemble, donc cette volonté de vivre ensemble autorise les transferts sociaux, comme du nord au sud de l’Italie ou de la France vers la Corse, et ces transferts sociaux sont financés par les citoyens à travers leurs impôts. Ces impôts doivent être payés par la monnaie qui autorise démocratiquement ces transferts sociaux. Entre la nation et la monnaie, c’est l’envers et l’endroit de la même pièce : donc, si vous réfléchissez de cette manière, vous vous rendez compte que l’euro est une abomination puisqu’il ne correspond pas à une nation, ce qui fait qu’il y a toute une série de transferts sociaux dans les pays qui deviennent quasiment illégitimes et ce n’est pas bon dans cette volonté de vivre ensemble. Une nation se maintient s’il y a une espèce d’affectio societatis et si les gens s’acceptent les uns les autres dans leurs différences. Mais ils ont l’impression qu’il y a une sorte de caste qui prend le pouvoir pour essayer d’avoir la plus grosse partie des transferts et c’est ce qui se passe avec l’État. Il ne peut pas y avoir de démocratie sans qu’il y ait une monnaie où passent les impôts qui ont été votés, c’est une chaîne de conséquences.
À cela s’ajoutent les économies divergentes entre les fabricants d’huile d’olive au sud, les prestataires touristiques que sont la France et l’Espagne, les pays qui ont su maintenir leur industrie, comme l’Allemagne…
Vous ne pouvez pas maintenir des zones avec une productivité différente sans qu’il y ait des transferts sociaux massifs. C’est légitime dans une nation, parce que les gens acceptent cela, comme en Italie, mais si vous demandez à l’Allemagne de transférer de l’argent vers la France ou l’Italie, pour que la France ait deux fois plus de fonctionnaires que l’Allemagne, les Allemands ne vont évidemment pas accepter… Cela ne fait pas partie de leur volonté de vivre ensemble. Il n’y a pas de nations européennes, mais il y a une civilisation européenne. Or, on agit comme s’il y avait une nation européenne et, évidemment, c’est un ratage…
Il y a un chapitre de votre livre, « La prédominance du crétin », qui est vraiment d’actualité puisque nous croisons tous des gens qui reconnaissent que tout va mal, qui sont très pessimistes pour l’avenir et qui admettent que la classe politique a failli depuis une trentaine d’années… Toutefois, lorsque vous leur demandez pour qui ils vont voter, ils vous expliquent qu’ils vont quand même donner leur voix à quelqu’un d’expérimenté : « Comme ça va mal, on ne peut pas voter pour n’importe qui… »
C’est exactement ce que j’appelle la prédominance du crétin, qui écoute le politique qui lui explique, avec d’excellentes raisons, pourquoi il a échoué… J’ai été dans les affaires toute ma vie, j’ai monté des sociétés, et, quand vous êtes dans le vrai monde, si vous vous plantez, personne ne vient vous demander pourquoi vous avez échoué… Nos hommes politiques ont toujours d’excellentes explications pour dire qu’ils ont fait de leur mieux, mais que cela ne suffisait pas… Si un patron dit cela, le conseil d’administration le vire instantanément…
En plus, le politique vous explique toujours cela sur un ton assez méprisant, en induisant que vous n’avez rien compris…
Cela touche à autre chose, c’est ce que j’appelle les crétins surdiplômés : les crétins surdiplômés, c’est toute cette classe politique qui a un mépris profond pour le peuple. Elle pense que le peuple devrait la remercier qu’elle veuille bien s’occuper de lui… Lorsque la Suisse a choisi de ne pas entrer dans l’Europe, tous les intellectuels suisses ont dit que c’était horrible et que la Suisse allait décliner. Maintenant, ils sont bien contents de ne pas être entrés dans l’Europe… Quand les Suédois ont dit qu’ils ne voulaient pas entrer dans l’euro en 2002, tous les intellectuels suédois ont expliqué que des crétins imposaient leur volonté à des gens intelligents comme eux. Mais maintenant, ils sont bien contents de ne pas être entrés dans l’euro… Historiquement, le peuple a presque toujours raison quand il y a une décision liée à la souveraineté et les élites sont toujours prêtes à trahir cette souveraineté. Je constate cette constante trahison des élites depuis une trentaine d’années : depuis Valéry Giscard d’Estaing, précisément, qui veut que la France disparaisse en tant qu’entité. Or, je ne crois pas que le peuple français, dans son ensemble, ait envie de disparaître…
Mais une partie du peuple a déjà intériorisé la disparition de la France…
Généralement, plus ils sont éduqués, plus ils intériorisent ce genre de truc ! Vous retrouverez ces gars-là très souvent à la City à Londres, ou à Hong Kong. Ils ont intériorisé la fin de la France, cela leur est égal et ils vont vivre ailleurs. La patrie, terme que plus personne n’utilise, cela veut dire la terre de vos ancêtres. Je suis un libéral, mais ce n’est pas pour cette raison que je n’ai pas une dette à l’égard de tous nos grands anciens. La moitié des grands esprits libéraux de notre histoire étaient Français. D’ailleurs, le libéralisme n’est pas une théorie anglo-saxonne, c’est une théorie du droit qui a trouvé son origine en France.
Les gens font encore appel à ceux qui ont créé leurs problèmes et nous pouvons déjà prévoir que nous aurons cette même conversation dans cinq ans, en pire… Pourquoi le peuple est-il bloqué ? Est-il chloroformé par le divertissement télévisuel qui vise à capter ses neurones afin de neutraliser toute réflexion ?
C’est une question très difficile. Si vous remontiez 250 ans en arrière en demandant à n’importe quel observateur neutre, dans n’importe quel pays du monde, quelle serait la nation qui dominerait le monde dans 250 ans, tout le monde vous aurait alors répondu : la France… Finalement, c’est une petite île qui s’appelle l’Angleterre… Aujourd’hui, nous sommes devenus un pauvre Länder de l’Allemagne et nous n’avons plus aucun poids dans le monde. Je crois fondamentalement que cela vient du système d’éducation. Les Anglais mettent comme Premier ministre le gars qui a été capitaine de l’équipe de rugby d’Oxford et nous, nous mettons celui qui a eu la meilleure note au concours ! Nous faisons deux erreurs intellectuelles gigantesques. D’abord, penser que celui qui a eu la meilleure note au concours est le plus intelligent : regardez l’exemple de Giscard d’Estaing, qui était inspecteur des finances et du corps des mines et qui n’a fait que des bêtises… Ce n’est pas parce que vous avez été le premier au concours, que vous êtes capable de prendre les meilleures décisions. La relation entre intelligence et études n’est pas vraie et la relation meilleures études et meilleure capacité à prendre une décision est carrément fausse ! Dans mon métier, qui est la gestion de fortune et d’actifs, la quasi-totalité des grands gérants que j’ai connus n’étaient pas très malins. Mais ils étaient très modestes et, quand ils se trompaient, ils changeaient immédiatement de stratégie. Ils n’avaient pas l’orgueil de se dire : « Je ne peux pas me tromper, puisque je suis sorti le premier du concours. » Le drame de la France, c’est que nous avons un système d’enseignement qui favorise celui qui peut rester assis sur une chaise et, ensuite, se retrouve sur une espèce de voie dorée où il ne peut plus rien lui arriver. Nous avons bâti un système sur des valeurs qui sont fausses.
Aurons-nous donc le même entretien après le prochain quinquennat et en pire ?
Sauf s’il y a une rupture de système…
Comment cette rupture peut-elle se produire ?
Vous connaissez la destruction créatrice ou la création destructrice de Schumpeter : si vous analysez le monde, vous vous rendez compte que la destruction créatrice touche les États ou les institutions étatiques, et non les nations. Cela se produit à peu près tous les 70 à 75 ans. Vous vous endormez en 1790, vous vous réveillez en 1820 et vous ne comprenez rien. Le monde a changé au-delà de tout ce qui vous semblait déraisonnable… Vous vous endormez en 1890 et vous vous réveillez en 1920, c’est bien pire encore… Vous vous endormez en 1990, pour vous réveiller en 2020 : vous vous retrouvez avec l’Union soviétique qui a disparu, la Chine qui est devenue la principale puissance capitaliste, l’Angleterre qui est sortie de la construction européenne et peut-être que d’ici à un an ou deux, il n’y aura plus d’euro et d’Europe de Bruxelles… Les institutions humaines ont une durée de vie de 70 ans à peu près. La première génération est à la création, c’est Robert Schuman ; la deuxième entretient cet héritage du mieux qu’elle peut; la troisième essaie de s’en servir à son profit pour s’enrichir. À partir de là, vous avez la révolte des peuples. Je crois que cette révolte des peuples a commencé. Il arrive un moment où les institutions vont exploser.
Certes, mais pour éviter cette révolte, on distribue des aides sociales, on parle même de revenu universel, et l’on dit aux gens : « Vous pouvez aller dans les centres commerciaux le week-end, vous avez la TNT avec plein de chaînes gratuites, dormez tranquillement… »
Encore faut-il qu’ils puissent financer ce genre de choses. L’action des banques centrales, depuis un certain temps, est un signe. À partir du moment où les banques centrales financent directement les gouvernements, vous pouvez vous dire que l’on n’est plus du tout dans un régime démocratique, puisque la démocratie c’est le paiement de l’impôt par le peuple. Mais le scénario que vous décrivez est complètement antinomique de la démocratie.
Dans votre dernier livre, vous abordez par ailleurs la question de l’immigration : là encore, un grave problème que l’on s’évertue à ne pas voir…
Dans le livre de confidences de François Hollande, on observe qu’il a très bien compris le problème, mais ne veut pas en discuter… C’est comme au moment du procès de Panama où le juge, qui était une crapule, n’arrêtait pas de dire à tous les témoins : « La question ne sera pas posée… » Ceci pour éviter d’avoir à condamner des hommes politiques. Tout le monde le sait, mais tout le monde le cache. Cela fait partie de ces choses que l’on ne dit pas. En 1988, j’avais écrit un papier en expliquant que pour des raisons philosophiques, la prochaine guerre aurait lieu entre les États-Unis et le monde musulman. J’expliquais pourquoi : parce que les États-Unis incarnent le libre arbitre et la liberté individuelle, alors que le monde musulman représente la soumission. Ce que je n’avais pas prévu, c’est que les Américains allaient perdre cette guerre… Ils sont en train de la perdre par manque de robustesse ou par absence de capacité à s’intéresser aux choses longtemps. Nous avons un vrai problème avec l’islam. Les frontières de l’islam sont sanglantes, on ne peut pas changer les textes fondateurs de l’islam puisque c’est censé être l’expression de la parole de Dieu, or, si vous contestez Dieu, le vrai croyant a le devoir de vous tuer… C’est exactement l’envers de la démocratie, puisque la démocratie c’est accepter les idées de l’autre, même si elles vous font horreur. L’islam repose sur une espèce de mensonge et de non-dit, et l’on empêche de parler celui qui n’est pas d’accord. D’ailleurs, j’avais aussi écrit dans ce même papier que l’Europe serait le champ de bataille entre l’islam et les États-Unis. Il me semble bien que nous soyons en train de perdre la bagarre. En Europe et aux États-Unis, nous sommes en train de passer d’une société logique et scientifique à une société magique où il faut croire les grands prêtres. Les grands prêtres détiennent la vérité et on doit les croire parce qu’ils ont fait de meilleures études… Cette lente transformation qui se déroule sous nos yeux est un recul incroyable. Cela peut entraîner littéralement la fin de notre civilisation, qui était fondée sur la responsabilité individuelle. Mais les mêmes idées peuvent renaître autre part : en Asie par exemple… À partir du moment où l’on veut faire une équipe de rugby avec des obèses qui sont incapables de faire deux mètres en courant, on se fera taper par des gars qui auront de vrais athlètes dans leur équipe.