Les retrouvailles
C’est sans doute un de ces soirs de fatigue où fût après fût, le geste perdant progressivement sa précision que j’ai dû la perdre. Je savais qu’elle était là quelque part dans un chai, tranquillement endormie dans son liquide jaune-or à m’attendre patiemment. Combien de temps maintenant ? Dix ans ? Quinze ans ? Je ne sais pas, je ne sais plus… Mais il y a fort à parier que c’est au cours d’une réunion d’ivrognes qu’elle en a profité pour m’échapper. Le coupable à n’en pas douter était le terrible duo que forment encore aujourd'hui mon excitation et mon incurable dépendance. Ces deux misérables irresponsables étaient bien les criminelles qui abandonnèrent lâchement au fond du trou mon inséparable partenaire. C’est à l’occasion d’une soirée accompagné de camarades rouges chauds, où comme à l’habitude, j’avais vraisemblablement, une fois de plus, tiré un peu trop fort sur la corde.
Plouf ! Qu'il pouvait être frustrant de retirer une simple ficelle imbibée de cognac ne présentant plus qu'un noeud coulant à son extrémité comme un matelot est pris d'un malaise cardiaque en soulevant la chaîne privée de son ancre. Le traditionnel et incontournable « Eh merde ! » a immanquablement dû s'en suivre avant de déclencher des rires virils et moqueurs jamais totalement réhydratés. Je pense que la honte puis la rage se sont emparées de moi comme le pêcheur appliqué et endurant, qui après avoir tenu pendant un bon quart d’heure sa touche agitée, laisse finalement filer le gros poisson sous les regards des spectateurs suspendus à l’improbable découverte. Insupportable déception ! Je n’ai pas vidé l’étang, juste les bouteilles puis le mal de tête et le temps se sont chargés de combler le vide de l'existence.
Mais hier, après avoir pompé les barriques de vieux cognac du petit chai, en déplaçant les fûts, elle s’est enfin manifestée. En remuant péniblement le demi-muid au-dehors, j’ai tout de suite reconnu son roulis dans l'obscurité de la futaille. Heureuse de mouvements, elle sortit de sa torpeur dans des roulades saccadées sur les douelles de chêne appauvries en tanin.
Le petit génie voulait s'évader. J’allais l’aider !
- À nous deux !
Alain qui passait par là, au même moment, me regardait intrigué, ne comprenant pas bien pourquoi je parlais à mon fût le sourire aux lèvres comme un enfant se précipite à faire quelque chose d’interdit en secret. Je ne lui laissai pas le temps de me poser la question indiscrète. Dans mon roulage de barrique je lui lâchai, les yeux sur la barrique providentielle « Je l’ai retrouvée ! » comme s’il s’agissait d’un lingot d’or. Je fis pivoter maladroitement la grosse barrique sur le tin incliné par des agglos. La difficulté consistait à faire rouler le fût de façon à incliner la bonde vers le bas tout en essayant de laisser s’échouer l’inespérée topette en position horizontale au niveau du trou de bonde. Première tentative, la bonde était pourtant bien en bas, je penchai la tête, j’essayai de gratter sur les cotés avec un bout de fil de fer mais rien à faire, je ne la sentais même pas ! J’avais peur et me disais que je n'étais pas prêt de la serrer fort dans la main… Alors je pensais à la tronçonneuse puis reconnus que c’était excessif. Je repris mon souffle avant de faire pivoter la barrique, j’entendis ma topette qui roulait et me narguait. Je baissai à nouveau la tête pour vérifier la bonde :
- Bingo ! Je pensais tout bas, tout doucement pour qu’elle ne soit pas effrayée. J’introduisis mon index et sentis le cul de la topette, mon coeur battait, je tremblais, elle était si prêt de moi, je ne voulais plus la perdre. Je changeai de doigt, je choisis le plus long, ça devait être l’index.
- Ha non… Elle m’échappe la garce ! Calme-toi, reprend ton souffle...
Je me souvins alors de Joseph Murphy et de sa théorie sur la volonté de l’univers. Je me concentrai et tout doucement effleurai le verre effronté.
- Ça y est, ça vient j’arrive à l’incliner... OOOOUUUIIIIIII !!!! Je te tiens enfin petite coquine ! Tu m’as tellement manqué…
Elle était là, intacte, le verre lisse sans rayure apparente, il y avait même encore la marque !
C'était le plus beau jour de ma vie après la naissance de mes enfants. Il fallait vite aller fêter ça en famille. Non, ce moment de bonheur égoïste m’appartenait. Je courus dans le local de la distillerie à la recherche d’une cordelette. Trois minutes plus tard, je l’étranglai d'un coup sec. Attachée, elle était tellement belle avec sa cravate blanche que j'allais étrenner de ce pas dans le chai à Pineau. Dans la pénombre des barriques, je passai la rangée "D", puis"S" et enfin "K" où je m'arrêtai. A l’abri des regards agaçants, discrètement, je l'enfonçai avec une gestuelle parfaite dans le fût numéro 2806. Une fois pleine, je retirai une dosette de Vieux Pineau que je versai avec le plus grand respect dans un verre tulipe. Dans un silence religieux, je portai la brillante mistelle dorée à mes lèvres… Dieu que la vie était belle… Puis revint le frisbee de l’angoisse. Je repensai alors aux autres topettes échouées aux fonds de fûts éparpillés et cachottiers. Combien y en avait-il encore à libérer ? Combien de temps leur restait-il avant de refaire surface ? Mais qui le savait ? Après avoir combattu mon anxiété à coups de vieux Pineau, je remis ma topette en poche en faisant le « sarment » de ne plus la quitter. Je regardai ma montre, midi moins le quart :
- Dépêchons-nous, c’est l’heure de l'apéro !
La prochaine fois, je ne laisserai pas tomber ma topette dans le fût !