Footing
Ce dimanche matin à sept heures ; encore endormi dans mon lit, jusque là tout allait bien avant que l'insomniaque Rachel, surexcitée commence à tirer comme une forcenée sur mon bras pour me sortir des draps au risque de ne repartir qu'avec mon membre arraché comme consolation.
« - Papa, j'ai faim ! »
Ma femme, soucieuse de sa progéniture affamée me ruminait la tête enfoncée dans l'oreiller :
« - Lève-toi feignasse, les gosses doivent prendre leur petit déjeuner et après tu iras courir. Tu ne vas pas rester à la maison à rêvasser toute la journée ! »
Trois quarts d'heure plus tard, en compagnie des gloutons, désespéré par le plan de rigueur alimentaire décrété par ma femme, je comptabilisais atterré les bouteilles de lait et de jus d'orange ainsi que le nombre de tartines, de parts de brioches et de plaquettes de beurre consommés dans un laps de temps aussi court. Dores et déjà, je savais que cette gabegie aurait des conséquences drastiques sur la future gestion de stock du garde à manger. Rachel, coquine et rapide, chipait la dernière tranche de brioche accompagnée d'un sourire taquin. Après un tour de passe-passe digne des plus grands prestidigitateurs, la petite magicienne faisait disparaître dans sa bouche, avec une facilité déconcertante l'aliment avalé. Quant à moi, j'allais devoir justifier cette razzia gargantuesque au responsable de l'intendance des denrées alimentaires qui à la vue de ces sorties exagérées de consommables procéderait inévitablement à un remaniement austère des règles familiales dans un concert de reproches envers son mandataire du frigo. Simon, le ventre plein, reconnut que la peur du manque pouvait succéder à la peur des représailles en se rappelant que sa vorace fabricatrice ne plaisantait pas avec la nourriture. Même si celui-ci, cyniquement, admit que la survie de l'espèce impliquait une certaine cruauté égoïste. « Qui va à la chasse perd sa place ! »
Une fois la douche prise et le brossage des dents effectué, j'étais frais comme un gardon et ma soirée de beuverie de la veille n'était plus qu'un lointain cauchemar. Les chaussures aux pieds, la gorge encore sèche, je repris un peu d'eau avant de partir pour une heure de supplice corporel. La patience de Simon commençait à s'effriter sur la construction du puzzle auquel il manquait des morceaux. Rachel testait le seuil de résistance des petits chats en prenant un malin plaisir à les faire crier en leur tirant sur la queue.
- Je pars les enfants, mais surtout, ne réveillez pas maman, je reviens dans une heure !
Rachel, toujours aussi attentive à la complexité de son environnement, ne put s'empêcher de me poser une question métaphysique avant mon départ :
- Maman, elle dit que tu dois faire du sport parce que tu es gros ? Moi papa je t'aime quand même...
Dérouté par autant de gratitude, je remerciai ma fille pour son précieux soutien. Simon leva les yeux de son puzzle :
- Si tu mangeais moins, tu n'aurais pas besoin de courir papa, t'es bête !
Cette dernière remarque pleine de bon sens me coupa les jambes avant mon départ. En me complexant puis en me culpabilisant, ce jeune coach sportif se montrait vraiment diabolique, et je doutais du bien-fondé de sa technique psychologique qu'il perfectionna en regardant les dessins animés des Barbapapas.
Les Barbapapas
Je refermais le portail et péniblement mes jambes lourdes commençaient la fatigante excursion. Au même instant, mon beauf sortait de chez lui déguisé en joggeur de très haut niveau. Son allure élancée et la tonicité de ses mouvements parfaitement coordonnés écrasaient ma prétention sportive.
Ce winner convaincu me souriait avec mépris :
- Salut le gros, alors on se décide à prendre un peu l'air frais ce matin
?
- Salut, oui, je vais essayer de courir un peu moi aussi...
- C'est bien gros lard, même si ton cas me semble désespéré, tu dois savoir que l'espoir c'est mieux que le renoncement.
Ce philosophe en science viticole n'ignorait pas qu'une attaque de mildiou n'était pas forcément irrémédiable et qu'avec des produits chimiques adaptés, on pouvait changer le cours des choses. Je pris sa remarque comme un encouragement à ne jamais baisser les bras même dans les pires moments de l'existence.
- Tu as pensé à faire des étirements ? Faut à tout prix éviter le claquage mon vieux, le sport, ça nécessite de la préparation ! Comment crois-tu que j'arrive à ce niveau de performance mon Tout Mou ?
Je savais très bien que le surpassement et le désir d'atteindre de nouveaux exploits sportifs étaient chez mon beauf des objectifs nobles qui ne pouvaient être atteints qu'au prix d'un entraînement physique et une qualité de vie exemplaire. Sa souplesse, sa musculation et son endurance étaient le résultat d'heures de souffrance qu'il avait du sacrifier en délaissant la lecture d'ouvrages érotiques et de soirées arrosées entre amis inintéressants pour vivre en harmonie dans son solide microcosme.
- Allez à plus, mon petit gros et bon courage !
- Merci Loïc.
Mon beauf n'ignorait pas sa supériorité physique, mais il savait se montrer fair-play dans le domaine sportif. Je n'en suis pas sûr, mais je crois bien qu'en le voyant partir comme une gazelle, un sentiment d'admiration et de fierté m'envahit. Son impressionnante musculature en développement contrastait avec son petit cul qu'il tortillait dans un souci de style peu commun.
Arrivé, dans les bois de Reignac, je m'enfonçais dans la pénombre d'un petit sentier. Mon rythme cardiaque me rappelait qu'il fallait que je freine un peu sur la picole, il ne servait à rien de se donner bonne conscience à endurer le mal un dimanche matin pour corriger les abus de la veille.
Foulée après foulée, je regardais ma montre au rythme infatigable qui laissait défiler avec arrogance ses secondes et ses minutes dans une régularité décourageante.
Soudain, j'entendis un cri strident au loin. J'accélérai la cadence pour mieux localiser ce son inquiétant. C'était la voix d'une femme ! Des hurlements que je perçus comme un appel au secours. Je détalai comme un malade pour sauver cette pauvre femme que j'imaginais se faire dévorer par des loups ou capturer par un piège. Les cris alors plus près me confirmaient qu'une femme était en souffrance. C'était horrible, je devais intervenir le plus vite possible. C'était une question de vie ou de mort.
- Ça y est, je suis tout près, mais où est-elle ?
Je m'arrêtai pour mieux localiser la victime invisible et tendis l'oreille :
- Oh mon dieuuuuuuu, oh secouuuuuuurs !
Cet appel à l'aide venait de ma gauche, je quittais le sentier pour pénétrer dans ce bois peu accueillant.
- À ma salope ! Tu vas voir, ce que tu vas voir !
Je réalisais alors la monstruosité de cet appel au secours, une femme se débattait contre un agresseur, peut-être un violeur ou un tueur en série?
L'image d'un homme menaçant refroidit mon ardeur de sauveur. Je m'apprêtais à faire demi-tour en pensant que la vie de la victime n'était peut-être pas menacée à ce point. Après cinq minutes d'hésitation à entendre ces hurlements de femme et les jurons d'un fou furieux, je me décidai à intervenir au péril de ma vie. Qu'aurait fait mon beauf ? Je m'élançai comme un fou au travers des branches pour bondir sur le spectacle de l'horreur : une femme allongée, complètement dévêtue était en train de se faire violemment prendre par un homme en tenue de l'armée de terre.
- Dites donc, vous voulez que je vous aide ?
Le chasseur sans fusil, me regarda à peine surpris:
- Et bien mon vieux, t'a qu'a commencé par te défroquer si tu veux participer aux joies de la nature ! Je n’ai rien contre un coup de main, je commence à fatiguer !
Devant cette proposition inattendue, je me demandais ce qu'aurait bien pu faire mon beauf dans pareille situation, lui qui était toujours prêt à rendre servir et à relever les défis les plus fous.
Le Guy Georges de la forêt reprit de plus belle son activité en se marrant comme si je n'existais pas.
- Je vous somme de vous arrêter sur-le-champ, monsieur !
Lorsque cette fois-ci, la femme épuisée ouvrit les yeux pour me menacer du regard :
- Tu ne vois pas qu'on est en train de baiser Ducon, alors casse-toi !
Cette réplique me déstabilisa comme lorsque l'on reçoit une grosse claque en pleine figure alors que l'on s'attend à un sourire de remerciement. J'avais été courageux quand même et pris sur moi pour sauver cette sale ingrate et voilà comment elle me rendait grâce ! Vexé, je quittais le bois pour regagner le sentier qui débouchait sur une petite route de Montchaude, laissant derrière moi, ce couple de para-commando en manque de sensation forte. Après cette tentative caduque de secourisme à caractère éroticonaturaliste, je jurais d'aider mon prochain qu'après une demande explicitement formulée par celui-ci et un délai nécessaire de réflexion.
Aux environs du village des Deffends, en retard sur mon parcours, j'écourtai ma course en coupant à travers les vignes et les pommiers. Intrigué par une musique en provenance des serres du pépiniériste poète indien hérétique du temple des Deffends, mon esprit curieux força ma trajectoire en direction des tentes plastifiées. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je vis sous un tipi translucide, Vinosse, notre artiste local, imperturbable de fierté, dans son plus simple appareil ! En slip, debout dans ses bottes en caoutchouc, il tenait un verre de vin dans sa main gauche et un pinceau dans l'autre. Geronimo Duret, admirateur sceptique de sa toile inachevée puisait son inspiration divine dans la voix de Maria Callas au milieu de ses plants de petits fruits.
- Salut Vinosse ! Alors tu joues du pinceau !
- Ta gueule l’avorton, ne me perturbe pas. Écoute plutôt chanter la diva.
- Euh et bien, je te laisse avec Maria et tes framboises. Sinon je vais me refroidir. À plus l'ami Zantrope !
- C'est ça, casse-toi pauv'con !
Maria Callas - Bizet : Carmen - 1964
Au moulin, sur le circuit de motos cross, j'entendais les deux roues motorisées égayer la campagne jusqu'ici silencieuse. Un peu plus loin, des camions de la gendarmerie nationale évacuaient des Faucheurs Volontaires d'un champ de triticale mal désherbé. Des psychopathes agités brandissaient des pancartes ‘Non aux céréales Killers !’ et ‘OGM = DANGER’. Le propriétaire du champ, menaçant ces ignorants de l'agriculture, un fusil à la main parlementait à vive voix avec les forces de l'ordre en leur montrant les dégâts provoqués par ces prédateurs illuminés. Devant, ces terroristes aliénés, la camisole et la cellule d'isolement complété d'un traitement médical adapté s'avéraient la seule issue possible pour un retour à l'ordre public. Les gendarmes impuissants devaient se rendre à l'évidence qu'ils étaient en dehors de leur juridiction avec ces fous dangereux. Un stagiaire de l'armée de terre téléphonait à l'hôpital de Breuty pour que des infirmiers psychiatriques soient appelés en renfort afin de mettre hors état de nuire et de soigner ces fanatiques de l'environnement.
Je quittais le pare-feu et traversais la route départementale pour rejoindre la voie verte. Encore un petit effort et j'allais pouvoir enfin souffler. À une dizaine de minutes de la maison, je reprenais un peu d'entrain avec l'espoir d'abréger ce jogging dominical. En m'engageant dans le petit sentier pour regagner l'ancienne voie ferrée, à l'entrée du chemin, des voitures et de vieilles camionnettes stationnaient dans tous les sens sur une plate forme peu carrossable. Sur le toit des voitures, quelques bouteilles de bière vides et des canettes cabossées brillaient au soleil de midi. La majorité des véhicules habités par les acteurs fatigués d'une nuit longue et chaotique reprenaient vie en bâillant et s'étirant. Je continuais ma course comme si tout ce retour au calme dans un désordre de fin du monde était parfaitement normal. Sur le chemin du retour, ma sueur se mélangeait avec celles de jeunes punk encore ivres qui transpiraient le tabac froid fortement parfumé. Leurs chiens en laisse plus vifs que leur maître me faisaient comprendre par leurs regards hostiles, qu'il était préférable de passer chemin sans formule de courtoisie.
En mettant pied à terre sur le goudron de la voie verte, je découvrais un groupe de jeunes qui avaient investi l’ancienne voie ferrée réaménagée ‘En Route pour l'After’. Une sonorisation diffusait de la musique techno qui couvrait le bruit d'un groupe électrogène camouflée par une fumée noire. Je renonçais à emprunter le circuit disséminé par des corps étalés à même le sol. La plupart des individus avaient opté pour une position assise quand d'autres, plus téméraires, restaient debout en défiant les lois de la gravité. Sur les bords de la voie, j'évoluais gêné dans la tranchée, en doublant tout ce beau monde. Cinquante mètres plus loin, la foule moins dense me permit de remonter sur la piste. Un peu plus loin, un autre groupe moins important était agglutiné autour d'un petit stand tenu par un homme en costume cravate qui agitait les bras en arguant son auditoire.
Je n’en croyais pas mes yeux ! C'était Daniel Sauvaitre, candidat aux élections législatives qui avait profité de ce rassemblement de teufeurs pour leur parler de son projet politique. Comme à son habitude, il était intarissable d'arguments sur le bien-fondé de son programme ambitieux. Sur la petite table derrière laquelle il présentait ses idées novatrices, des bouteilles de jus de pomme estampillées Tastet servaient à rafraîchir l'assemblée. Jean Hubert, son assistant, distribuait des pommes Belchard à ceux qui objectaient un peu trop fort des convictions altermondialistes. Je regrettais à cet instant mon appareil photo et étais abasourdi par l'énergie dépense par cet homme à vouloir débattre du matin au soir dans l'espoir de servir les citoyens et d'améliorer leur existence. Je regardais avec amusement le contraste de cette cohabitation des genres entre cravates et piercings et après avoir avalé un verre de ce si bon jus de pomme, je m'échappais pour de bon.
Arrivé chez moi, il était midi et demi, lorsque je mettais un terme à cette balade mouvementée. En sueur, j'ouvris le portail quand j'aperçus mon beauf chez lui, de l'autre côté de la route communale, sur sa pelouse parfaitement tondue, en train de s'étirer sur la musique du film Rocky. Je refermais la porte et le laissais s'étendre en m'extasiant de son sens du rythme admirablement soutenu.
Je rentrai chez moi pour y découvrir ma femme qui passait des achats futiles sur internet :
- T'as vu l'heure ! J'espère que t'as une bonne excuse !
Je m'apprêtais à lui conter mon parcours de folie puis me rétractais, qui lucide aurait pu croire à toute cette histoire :
- Euh,non chérie, j'étais simplement pas en forme ce matin...
- Eh bien tu prends ta douche vite fait et après tu prépares la cuisine, c'est peut-être dans tes cordes ça ?
En bon mari, soucieux de préserver un bon équilibre familial, je m'exécutais en acquiesçant d'un mouvement de tête et d'un air soumis. Toutefois, avant d'accomplir les directives du chef, je passais à la cave pour y sortir une bonne bouteille car le sport ça donne soif...
Musique du film Rocky III - Eye of Tiger