Réanimer l'alambic
Je suis entré ce matin dans la distillerie silencieuse, mes yeux n'ont pas pu faire autrement que de jeter mon regard sur les portes-alcoomètres vides comme l'ambiance endormie de ce lieu en deuil. Je suis monté sur le massif pour poser ma main sur la partie visible d'une des cucurbites. J'ai pensé, un instant, qu'un toubib, avant d'administrer le thermomètre à son patient malade pour vérifier son état fiévreux, devait probablement, toucher machinalement le front du malheureux souffrant. C'est alors que j'ai marqué une courte pause en laissant ma main sur le cuivre tiède en lâchant « Ah, houai... C'est pas encore froid... ». Peut-être n'était-il pas trop tard... Sur l'une des deux chaudières que j'avais délibérément débranchées et laissées à leurs tristes sorts, je pouvais peut-être en sauver encore une. Mais, comme l'être humain a besoin d'air et d'eau pour vivre, l'alambic pour fonctionner devait avoir du gaz propulsé dans son foyer et être alimenté en vin. Tout le dilemme était là car si ma cuve de propane était encore remplie à plus de cinquante pour cent, il n'y avait plus une goutte d'Ugni Blanc dans mon chai pour en faire repartir une... J'allais quand même pas distiller les malheureux dix hectolitres de vin rouge qui me restait ! Mon père ne le supporterait pas... Je l'imaginais déjà avec ses principes indérogeables, m'asséner que c'était strictement interdit, qu'il n'y avait pas de quoi faire un brouillis et qu'il était de toute façon hors de question de toucher à sa réserve de vin de table.
Puis soudain, mon téléphone se mit à sonner : C'était Isabelle, mon associée de sœur qui me demandait où j'étais passé... Je marquai un temps mort, je ne pus lui faire part du jet lag du bouilleur, du spleen du distillateur déboussolé qui s'apprêtait à réaliser en secret une opération à cœur ouvert de son alambic... puis me ressaisissant, je lui expliquai que je procédai à l'inventaire de ma fabrication, relevant avec assiduité le niveau et le degré de chaque barrique. Je la prévins, avec sollicitude, qu'elle allait avoir du pain sur la planche pour saisir tous ces chiffres compliqués. Elle me trouva un peu bizarre et finit par admettre qu'en effet elle devait contrôler les comptes de distillation et le stock final et que je devais en conséquence augmenter la cadence et ne pas perdre de temps à bavarder au téléphone !
Je repensai à mes chaudières... Ce n'était que remettre à plus tard l'inévitable... Elles devaient se laisser partir, c'était le cours naturel des choses. Mais quelle vie m'attendait maintenant que j'étais privé de but existentiel. Je devais redonner un sens à ma vie. C'est alors que je regardai ma jauge à fût qui brillait comme jamais sur la barrique à flegmes. Je lui souris, comme un enfant émerveillé redécouvrait un jouet perdu, et retrouvai, dans ce nouvel éclat de jauge, l'espoir déchu. De toute façon, il fallait bien commencer l'inventaire du chai avant d'attaquer la distillation...